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« Il faut préserver tout ce que nous pouvons, par crainte de nous retrouver à la dérive dans un monde inconnu dépourvu de souvenirs, de jalons ou de points de référence qui nous donnerait l’inestimable illusion d’une direction, d’un intérêt et d’une signification au sein du chaos cosmique. D’où le rôle naturel et la valeur sociale de l’antiquaire et de l’amoureux des vieux objets : nous leur devons une grande partie du sentiment d’une confortable continuité et que tout est à sa place. C’est assurément une tragédie que tant de choses changent sans une réelle nécessité. »
H.P. Lovecraft à Helen V. Sully, le 28 octobre 1934
Traduit de l’anglais par Archiviste 1890H.P. Lovecraft, 1936 -
Tout est expérimental…
Extrait d’une lettre de H. P. Lovecraft à E. Hoffmann Price
18 novembre 1934[…] La description de personnage ne sera jamais un trait dominant de mon travail, car mon intérêt réel ne se porte par sur les personnes mais sur les phénomènes, la condition humaine et les impressions visuelles. Chez moi, le réalisme ne sera jamais qu’un accessoire. Ce que je recherche, c’est la manière la plus efficace d’illustrer et d’incarner les humeurs et visions qui exigent d’être couchées par écrit, et pour le moment je dois admettre que je ne l’ai pas trouvée. Tout mon savoir est purement négatif. J’ai appris que certaines choses ne sont pas bonnes à faire, mais quel est le meilleur chemin à suivre parmi tous ceux qui restent ? … Devrais-je en emprunter de divers, selon les circonstances ? … Je n’en ai sincèrement pas la moindre idée. Tout est expérimental.
J’ai la sensation que nombre des traits typiques et persistants de mes contes appartiennent à la catégorie des choses à ne pas faire, mais jusqu’à présent je n’ai pu les identifier. Quand j’y serai parvenu, je les larguerai par-dessus bord. Il pourrait s’agir de mon recours occasionnel à une pléthore de matière trop visiblement explicative. Je suis presque sûr de devoir me débarrasser de cela — pour y substituer insinuations ou suggestions laconiques — mais à ce stade j’ignore comment opérer la substitution. Il y a aussi la capacité à traduire les nuances d’une atmosphère et à présenter les événements de façon à brosser un tableau dense et mûri qui légitime l’hypothèse centrale ou l’apogée étranges… donner corps à ce prérequis ou à ce point d’orgue pour qu’ils semblent quasi réels ou émotionnellement importants plutôt que futiles ou sans rime ni raison. Je suis pour l’instant incapable d’accomplir cette tâche sans laisser quantité d’espace au détail et à la « construction progressive ». Un meilleur artiste pourrait y réussir par une symbolique ou des allusions brèves mais puissamment évocatrices, mais si je m’y essaie le résultat est grêle et creux.
Je manipule actuellement une vieille idée d’intrigue dont je vous ai peut-être parlé — l’histoire d’un homme qui trouve parmi des ruines manifestement antiques un spécimen (dont l’égale ancienneté est tout aussi évidente) de sa propre écriture en anglais. Cela s’expliquerait par le fait que ces ruines appartiennent à une race pré-humaine d’entités organiques infiniment supérieures à l’homme par leurs facultés mentales, qui auraient parcouru de leur vivant l’ensemble du spectre temporel grâce au transfert mental. Pour connaître l’ère future, ces entités projettent l’esprit d’une des leurs dans l’avenir et dans la conscience d’un individu de l’époque choisie. Ensuite cet esprit voyageur, occupant le corps de sa victime, absorbe toutes les informations possibles, avant de voler à travers le temps pour regagner son corps originel, tandis que l’esprit déplacé retrouve son corps libéré. Cet esprit déplacé a entre-temps trouvé refuge dans le corps du voyageur pré-humain ; il a donc vécu brièvement, en conscience, dans ce passé immémorial, où il a pu laisser un témoignage qu’il découvrirait des millions d’années plus tard, une fois dans son corps véritable, en fouillant ces ruines mégalithiques d’âge blasphématoire.
Eh bien… j’ai développé les grands traits de cette intrigue avec force allusions en 16 courtes pages, mais cela ne valait rien. Étique, cet essai échouait à convaincre, et la révélation paroxystique était sapée par la bouillie visionnaire qui la précédait. J’ai donc déchiré ces satanés feuillets et je suis en train de réécrire l’histoire dans le style qui était le mien dernièrement, en la jalonnant d’indices graduels afin d’opérer un dévoilement lent, par étapes. Me voici à la page 27 et je crains qu’il m’en faille 40 pour finir. Naturellement, je sais ce que la majorité en dira — si je décide de la taper et de la faire lire : « Prolixe —interminable — lent — rien ne se passe — pagination de petit roman pour une idée qui ne méritait qu’une nouvelle, etc. etc. etc. »
Il n’en demeure pas moins que c’est le mieux que je puisse faire avec cette idée. Le traitement plus concis était totalement inadéquat – il effleurait à peine les bizarres et nombreuses implications de l’hypothèse centrale. C’est ainsi. Je ne parviendrai probablement jamais à formuler clairement ce que je balbutie, mais seule l’expérimentation en décidera. […]
H.P. Lovecraft à E. Hoffmann Price, le 18 novembre 1934
Traduit de l’anglais par Alice PétillotSource : H. P. Lovecraft: Letters to E. Hoffmann Price and Richard F. Searight, Hippocampus Press, 2021
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Nous vivons dans un monde de mystère…
«Le jour est à venir sans doute où les cieux disparaîtront comme un rouleau et où les éléments seront fondus par une chaleur ardente. Si petite est la valeur que la nature met aux formes périssables de la matière ! La question, donc, se réduit à celle-ci : les plus hautes qualités spirituelles de l’Homme, à la production desquelles toute cette énergie créatrice a contribué, doivent-elles disparaître avec le reste ? Tout ce travail a-t-il été fait pour rien ? Est-il tout éphémère, une bulle qui crève, une vision qui s’évanouit ?
Devons-nous regarder l’œuvre du Créateur comme celle d’un enfant qui bâtit des maisons avec du sable, pour le seul plaisir de les jeter à terre ?»John Fiske ( 1842 – 1901)
John Fiske, « La Question d’une Vie future », dans « La Destinée de l’Homme », traduit de l’anglais par Charles Grolleau, 1904
A cette question qui se pose : l’humanité doit-elle, après tout, partager le sort de l’herbe qui se fane et des bêtes qui périssent, toute l’argumentation précédente a un rapport qui n’est ni éloigné ni indirect.
Il n’est pas probable que nous ne réussissions jamais à faire de l’immortalité de l’âme un sujet de démonstration scientifique, car nous manquons de données requises. Elle restera toujours du domaine de la religion plutôt que de celui de la science. En d’autres termes, elle doit rester une de ces questions à propos desquelles je ne puis espérer convaincre mon voisin, tandis qu’en même temps, je puis personnellement nourrir sur le sujet une conviction raisonnable.
Dans le domaine de la physiologie cérébrale, la question peut être pour toujours débattue sans résultat. La seule chose que nous apprenne cette science, étudiée à l’aide de la physique moléculaire, est, à ce point de vue, contre le matérialiste. Elle nous enseigne que, durant la vie présente, bien que la pensée et le sentiment se manifestent toujours en connexion avec une forme particulière de matière, il est toutefois impossible que la pensée et le sentiment puissent, en aucun sens, être les produits de la matière.
Rien ne peut être plus grossièrement antiscientifique que la fameuse remarque de Cabanis, savoir que le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile. Il n’est pas même correct de dire que la pensée se passe dans le cerveau. Ce qui se passe dans le cerveau est une série étonnamment complexe de mouvements moléculaires, avec lesquels la pensée et le sentiment sont en corrélation d’une manière inconnue, ni causes, ni effets, mais phénomènes concomitants ? Tant il est clair que la physiologie cérébrale ne dit rien au sujet d’une autre vie. En vérité, pourquoi le dirait-elle ? Le dernier endroit du monde où j’irais me renseigner sur un état de choses dans lequel la pensée et le sentiment peuvent exister en l’absence d’un cerveau, ce serait un laboratoire de physiologie cérébrale.
La supposition matérialiste qu’un tel état de choses n’existe pas, et que la vie de l’âme en conséquence finit avec la vie du corps, est peut-être le plus colossal exemple de supposition sans fondement qui soit connu dans l’histoire de la philosophie. Nulle preuve à l’appui ne peut être alléguée au-delà de ce fait familier que, durant la vie présente, nous ne connaissons l’âme qu’en association avec le corps et ne pouvons, par conséquent, découvrir d’âme désincorporée sans mourir nous-même. Ce fait doit toujours nous empêcher d’obtenir la preuve directe pour croire à la survivance de l’âme. Mais une supposition négative n’est pas créée par l’absence de preuves dans le cas où, par la nature des choses, la preuve est inattingible. Par son hypothèse illégitime d’annihilation, le matérialiste dépasse les limites de l’expérience autant que le poète qui chante la Nouvelle Jérusalem avec son fleuve de vie et ses rues pavées d’or. Scientifiquement parlant, il n’y a pas une parcelle de preuve en faveur de l’un ou de l’autre de ces points de vue.
Mais quand nous renonçons à cette futile tentative d’introduire la démonstration scientifique dans une région qui, sans contredit, dépasse l’expérience humaine, et quand nous examinons la question sur le vaste terrain de la probabilité morale, il est hors de doute que les hommes continueront dans l’avenir, comme ils l’ont fait dans le passé, à nourrir la foi en une vie au-delà du tombeau. L’incroyance en l’immortalité de l’âme a toujours, au temps jadis, accompagné ce genre de philosophie qui, sous quelque nom que ce soit, n’a regardé l’humanité que comme un incident local dans une série sans fin et sans but de changements cosmiques. Règle générale, les gens qui en sont venus à se faire une telle idée de la place occupée par l’Homme dans l’univers ont cessé de croire à une vie future. D’un autre côté, celui qui regarde l’Homme comme le chef-d’œuvre consommé de l’énergie créatrice, et le principal objet de la sollicitude divine est presque irrésistiblement porté à croire que la carrière de l’âme ne s’achève pas avec la vie présente sur la terre. Il s’attendra naturellement à rencontrer des difficultés théoriques sur bien des points, mais ces difficultés n’affaibliront pas sa foi, surtout s’il se souvient que, pour l’opinion adverse, les difficultés sont au moins aussi grandes. Nous vivons dans un monde de mystère, en tout cas, et il n’est pas de problème dans les parties les plus simples et les plus exactes de la science qui ne conduise rapidement à un problème transcendant que nous ne pouvons ni résoudre, ni éluder. On a dû souvent faire appel au vulgaire bon sens où l’analyse métaphysique avait dû s’avouer vaincue.
Nous avons vu maintenant que la doctrine de l’évolution ne nous permet pas d’épouser l’opinion athée sur la place occupée par l’Homme. Il est vrai que l’astronome moderne nous montre des sphères géantes de vapeur se condensant en soleils de flamme, se refroidissant en planètes propres à l’entretien de la vie et devenant enfin, comme la lune, froides et rigides dans la mort. Et là sont les indications d’un temps où les systèmes de planètes mortes tomberont dans leur foyer central, maintenant tout en cendres, qui fut jadis un soleil, et toute la masse sans vie reprenant ainsi chaleur s’épandra en un nuage nébuleux comme celle d’où nous partîmes, pour que l’œuvre de condensation et d’évolution puisse recommencer encore. Ces évènements titanesques doivent sans doute paraître à notre vue bornée comme une série sans fin et sans but de changements cosmiques. Ils ne révèlent aucun plan, aucune tendance ordonnée ; ils ressemblent au travail épuisant de Sisyphe. Mais sur la face de notre planète, là où nous sommes capables d’examiner le procédé d’évolution dans ses détails les plus élevés et les plus complexes, nous trouvons des indications distinctes d’une tendance ordonnée, sinon d’un plan au sens limité de l’esprit humain. La théorie darwinienne, convenablement comprise, reconstruit autant de données téléologiques qu’elle en détruit. Dès la première aube de la vie, nous voyons toutes choses travaillant ensemble vers un but imposant : l’évolution des qualités spirituelles les plus exaltées qui caractérisent l’Humanité. Le corps est rejeté et retourne à la poussière dont il est formé. La terre, si merveilleusement ouvrée pour les usages de l’homme, sera rejeté elle aussi. Le jour est à venir sans doute où les cieux disparaîtront comme un rouleau et où les éléments seront fondus par une chaleur ardente. Si petite est la valeur que la nature met aux formes périssables de la matière ! La question, donc, se réduit à celle-ci : les plus hautes qualités spirituelles de l’Homme, à la production desquelles toute cette énergie créatrice a contribué, doivent-elles disparaître avec le reste ? Tout ce travail a-t-il été fait pour rien ? Est-il tout éphémère, une bulle qui crève, une vision qui s’évanouit ?
Devons-nous regarder l’œuvre du Créateur comme celle d’un enfant qui bâtit des maisons avec du sable, pour le seul plaisir de les jeter à terre ? Par tout ce que la science peut nous enseigner, il peut en être ainsi, mais je ne puis voir aucune bonne raison pour croire une telle chose. D’après un tel point de vue, l’énigme de l’univers devient une énigme sans signification. Pourquoi donc serions-nous plutôt appelés à rejeter notre croyance en la permanence de l’élément spirituel en l’Homme que notre croyance en la constance de la Nature.
Questionné sur le fondement de notre invincible croyance que de mêmes causes doivent toujours être suivies par de mêmes effets, la réponse de M. Mills fut que c’est là le résultat d’une induction coétendue à la somme de notre expérience ; la réponse de M. Spencer fut que c’est un postulat que nous faisons dans tout acte d’expérience ; mais les auteurs de l’Univers invisible, modifiant légèrement la forme de l’exposé, l’appelèrent un suprême acte de foi, – l’expression d’une confiance en Dieu , nous faisant croire qu’il « ne nous condamne pas une permanente confusion intellectuelle ».
Maintenant, plus nous comprenons à fond ce procédé d’évolution par lequel les choses sont venues à être ce qu’elles sont, plus nous sommes fondés en toute vraisemblance à sentir que nier la persistance éternelle de l’élément spirituel de l’Homme, c’est dépouiller tout le procédé de sa signification. Il est loin de nous condamner à une permanente confusion intellectuelle, et je ne vois pas que personne ait encore apporté ou puisse jamais vraisemblablement apporter une raison suffisante pour que nous acceptions une aussi cruelle alternative.
Pour ma part, je crois à l’immortalité de l’âme, non dans un sens où j’accepte les vérités démontrables de la science, mais comme suprême acte de foi en la logique de l’œuvre de Dieu. Une telle croyance, ayant trait à des régions tout à fait inaccessibles à l’expérience, ne peut naturellement être énoncée en termes d’un sens défini et tangible. Pour l’expérience qui seule peut nous donner de tels termes, nous devons attendre ce jour solennel que nous verrons tous. La croyance peut être très rapidement définie par sa négation, comme le refus de croire que ce monde est tout. Le matérialiste soutient que, lorsque vous avez décrit tout l’univers de phénomènes que nous pouvons connaître dans les conditions de la vie présente, toute l’histoire est contée. Il me semble, au contraire, que toute l’histoire est loin d’être achevée. Je sens l’omniprésence du mystère d’une telle façon qu’elle rend beaucoup plus aisé pour moi d’adopter l’opinion d’Euripide : que ce que nous nommons la mort peut n’être que l’aube de la vraie connaissance et de la vraie vie. Le plus grand philosophe des temps modernes, le maître et l’instructeur de tous ceux qui étudieront le procédé d’évolution pendant longtemps encore, maintient que l’âme consciente n’est le produit d’un groupement de particules de matière, mais est au sens le plus profond une émanation divine. Suivant Herbert Spencer, l’énergie divine manifestée dans tout l’univers connaissables est la même énergie qui jaillit en nous comme conscience. Pour moi, je ne puis voir de difficulté insurmontable dans la notion qu’à une certaine période de l’évolution humaine, cette divine étincelle aura acquis une concentration et une force suffisantes pour survivre à la destruction des formes matérielles et durer pour toujours. Un couronnement aussi merveilleux dans toutes ses myriades de phases.
C’est seulement sur une telle base que la logique de l’univers, qui demeure encore bien loin au-dessus de notre faculté finie de compréhension, peut maintenir son existence. Il est des esprits inaccessibles à la classe de considérations ici apportées et peut-être y en aura-t-il toujours. Mais sur de telles bases, sinon sur une autre, la foi en l’immortalité est susceptible d’être partagée par tous ceux qui considèrent la genèse des plus hautes qualités spirituelles en l’Homme comme le but de l’œuvre créatrice de la Nature. Elle a survécu à la révolution copernicienne en science, et elle a survécu à la révolution darwinienne ; bien plus, si l’explication précédente est solide, c’est le Darwinisme qui a placé l’Humanité sur le sommet le plus haut qui fût jamais.
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Nous trouvâmes la lampe au creux de ces falaises…
Driftwind From the North Hill – mars 1931
Première parution de « La Lampe », sonnet VI des Fungi de Yuggoth de H.P. Lovecraft.
La Lampe
Nous trouvâmes la lampe au creux de ces falaises
Dont aucun prêtre thébain ne lut le mystère ;
De cruels hiéroglyphes, depuis ces cimaises,
Avertissaient tout être engendré par la Terre.
N’y demeurait plus que l’écuelle abrupte,
Qui suintait encore d’une curieuse huile ;
Elle était ourlée d’obscurs motifs en volutes,
Et de maints symboles évocateurs d’actes vils.
Après quarante siècles de peur, aguerris,
Nous emportâmes loin notre maigre butin ;
Et lorsque, revenus sous la tente assombrie,
L’allumette craqua contre l’argile oint,
L’huile s’enflamma, par Dieu !… et ce fol éclat
Trahit des formes qui nous figèrent d’effroi.
H.P. Lovecraft
Fungi de Yuggoth
Traduit de l’anglais par Alice Pétillot
Les Fungi constituent un ensemble de trente-six sonnets. Lovecraft les aurait écrits du 27 décembre 1929 au 4 janvier 1930.
« Dans l’ensemble, ‘Fungi de Yuggoth’ constitue l’apogée de la poésie fantastique de Lovecraft ; c’est un condensé de nombre de ses thèmes, images et concepts qui obsédaient le plus souvent son imagination, et leur expression dans un style relativement simple et dénué d’archaïsmes…»
Extrait de « Lovecraft : Je suis Providence » par S.T. Joshi aux Editions Actusf
La traduction du sonnet « La Lampe » est uniquement destinée à ce site internet. Il est strictement interdit de copier ou de reproduire le matériel (textes ou images) contenu dans ce site Internet.
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Atteindre la crête où paraît Innsmouth, au loin.
Driftwind From the North Hill – novembre 1930
Première parution de The Port, sonnet VIII des Fungi de Yuggoth de H.P. Lovecraft
Le Port
À dix lieues d’Arkham, j’avais rejoint le chemin
Qui, du haut des falaises, toise Boynton Beach,
espérant, avant que le soleil ne se couche,
Atteindre la crête où paraît Innsmouth, au loin.
Un voilier s’enfuit dans les flots céruléens ;
De très longues années, les vents l’avaient blanchi,
Mais de noires menaces il était investi,
Et je n’émis ni cri, ni signe de la main.
Il vogua hors d’lnnsmouth et j’entendis l’écho
De temps défunts. Mais voilà que la nuit, pressée,
Tend son ombre, quand j’atteins enfin les sommets
D’où j’aime admirer de la cité le halo.
Les flèches et toits sont encore là — mais voyez !
Dans ses ruelles s’insinue l’obscurité !
H.P. Lovecraft
Fungi de Yuggoth
Traduit de l’anglais par Alice Pétillot
Les Fungi constituent un ensemble de trente-six sonnets. Lovecraft les aurait écrits du 27 décembre 1929 au 4 janvier 1930.
« Dans l’ensemble, ‘Fungi de Yuggoth’ constitue l’apogée de la poésie fantastique de Lovecraft ; c’est un condensé de nombre de ses thèmes, images et concepts qui obsédaient le plus souvent son imagination, et leur expression dans un style relativement simple et dénué d’archaïsmes…»
Extrait de « Lovecraft : Je suis Providence » par S.T. Joshi aux Editions Actusf
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Il n’y aura jamais un autre Poe…
Le texte ci-dessous intitulé « Lovecraft et Poe » est issu d’une courte biographie rédigée par un proche du Maître de Providence, Frank Belknap Long. La traduction française, réalisée par Stéphane Bourgoin, a été publiée chez Encrage Edition en 1987. Première parution sous le titre « Howard Phillips Lovecraft: Dreamer on the Night Side » chez Arkham House en 1975.
Frank Belknap Long, H.P. Lovecraft et James F. Morton devant le Cottage Edgar Allan Poe à Fordham (11 Avril 1922) Lovecraft et Poe
par Frank Belknap Long
Edgar Allan Poe influença probablement H.P. Lovecraft plus que n’importe quel autre écrivain en lui indiquant la direction à suivre. L’admiration de Lovecraft pour le rêveur de Baltimore était telle qu’un splendide jour d’octobre, il y a plus d’un demi siècle de cela désormais, nous nous rendîmes, en compagnie de James F. Morton, à l’autel de Fordham.
La maison de Poe est restée inchangée pendant plus d’automnes que ceux qu’il avait immortalisés dans ses vers, puisqu’il ne vit pas jaunir les feuilles plus de quarante fois dans sa vie. Le chiffre de trente-cinq serait plus exact, car quelques-unes de des années furent passées dans le Sud profond.
Nous étions également accompagnés par un jeune étudiant pas plus âgé que moi et dont j’ai oublié le nom – fait compréhensible puisque je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, mais impardonnable puisque, la semaine suivante, il m’envoya une photographie et il n’y apparaît même pas en ombre, ce qui veut dire, bien sûr, que seuls Morton et moi-même seront immortalisés aux cotés de Lovecraft devant le cottage de Poe.
Bien que prophétique, cette photographie n’était pas plus étonnante que les paroles prononcées par Morton quelques minutes plus tard.
Debout sur la pelouse chauffée par ce soleil d’octobre, à quelques mètres de cette demeure, Howard avait murmuré :
– Le passé, le passé ! Comme tout semble ici abattre la muraille du temps. Il n’y aura jamais un autre Poe.
Puis, il sortit de sa poche un de ses premiers textes, Hypnos, et le dédia à la mémoire de Poe, laissant le vent froisser quelque peu les pages – délibérément, à mon avis – comme s’il espérait qu’elles lui seraient arrachées des mains pour venir se poser près de la sculpture du corbeau en bois, juste à l’intérieur d’une des petites fenêtres.
Ce que Morton déclara alors allait droit au but :
– Une telle déférence n’est pas du tout justifiée, surtout pour un écrivain qui sera un jour considéré comme l’égal de Poe.
Pourquoi n’aurais-je pas pu déclarer de pareils mots ?
Personne n’admirait autant le texte que Lovecraft tenait entre ses mains. Malheureusement, mon jugement critique, plein d’immaturité à cette époque, me fit croire que Morton avait provisoirement perdu l’esprit.
Après tout, Poe avait été Poe.
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Dans un rêve fantastique…
Traduction inédite réalisée par Alice Pétillot d’un poème de Thomas Bailey Aldrich (1836 – 1907) publié dans le magazine The Century en novembre 1892.
INSOMNIE
Sommeil, hâte-toi mieux !
Or que minuit meurt,
Enjoins mes lèvres au silence,
Au noir mes yeux.
Dans un rêve fantastique,
Transforme-moi, neuf,
En quelconque objet céleste ;
Mue, ma chair psychique.
Le choix, je sais, nul ne l’a ;
On dort démuni
En ce royaume de mauves ;
Fais ce que voudras.
Change-moi en arbre, pris
Dans la glace morte,
Ou gisant, fauve haletant,
Sur le sable de Libye.
Aile argent, plume vermeil,
Donne-moi l’une d’elles,
Qui sombre où jade chatoie,
Ou m’hisse au soleil.
En gargouille change-moi ;
Homme, singe ou gnome,
Que l’ivrogne prenne peur,
Regagnant son toit.
Soumis à ton seul souhait,
Qu’importe la forme
Par laquelle, dans le sommeil,
Je m’échapperai.
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Dunwich, ou la Cité en ruine
Il y a quelques mois, j’ai entamé des recherches sur l’origine du nom donné par Lovecraft à son village fictif dans la terrible nouvelle L’Abomination de Dunwich. Mon exploration livresque s’orientait sur l’hypothèse la plus évidente, celle où Lovecraft utilisait le nom d’un village rural du même nom niché sur la côte du Suffolk en Angleterre. Mon objectif était de trouver un ancien livre sur Dunwich ayant les ingrédients requis pour marquer notablement l’imaginaire de Lovecraft et ainsi influencer sa décision dans le choix définitif de ce nom.
Ce que je cherchais depuis plusieurs semaines se trouvait dans une librairie en Nouvelle-Angleterre, dans l’État du New Hampshire plus précisément ! Un petit guide datant de 1925 relatant l’histoire du village de Dunwich. A la lecture du texte, il me semblait lire les première lignes d’un récit de Lovecraft avec la description du paysage environnant et le déclin d’une zone rurale. Il y a également l’autre nom donné à ce petit village, la « Cité en ruine« , mais aussi « le grand ennemi » qui a provoqué sa destruction !
Lovecraft avait peut-être découvert ce volume dans une publication antérieure plus imposante (70 pages) intitulée Olde Dunwich: The Ancient Capital of East Anglia, publiée en 1922 et comprenant 19 illustrations.
Comment ne pas penser à L’Abomination de Dunwich dont voici un extrait (Traduction de David Camus) :
«…il n’y avait plus de maison. Elle avait été écrasée comme une coquille d’œuf, et l’on ne retrouva rien de vivant ni de mort au milieu des ruines. Rien qu’une abominable puanteur et l’étrange substance gluante goudronneuse. Toute la famille d’Elmer Frye avait été rayée de Dunwich.»
Illustration extraite du volume « L’Abomination de Dunwich » de H.P. Lovecraft, illustré par François Baranger Bien entendu, le « grand ennemi » qui a détruit la petite bourgade bien réelle située sur la côte de l’Angletterre n’était pas l’abominable frère jumeau de Wilbur Whateley mais les nombreuses inondations au fil des années. Je vous laisse découvrir la traduction, réalisée par Alice Petillot, de l’introduction de ce petit guide historique. Il y a également un encart publicitaire, une maman « poisson » promenant ses petits rejetons dans un berceau, comme une sorte de clin d’oeil à un autre récit majeur du Maître de Providence!
Dunwich,
Ou la Cité en ruine
« Que caches-tu dans tes grottes et tes fosses aux trésors
Toi qui demeure bruissante et mystérieuse… »
Hemans
Sur la côte orientale du Suffolk, à 28 miles au nord-est d’Ipswich et à mi-chemin entre Southwold et Aldeburgh, se tient Dunwich, aujourd’hui à peine plus grande qu’un village, qui fut autrefois une commune vaste et populeuse et qui, depuis son déclin, est appelée la « Cité en ruine ».
Le grand ennemi qui détruisit tout ce que Dunwich aurait possédé par le passé est la mer voisine, dont la houle implacable, année après année, par ses assauts lents mais sûrs, mina successivement les fortifications, les églises, puis les murailles et les bâtisses qui se dressaient dans l’enceinte de ce lieu antique.
Extrait tiré de « Dunwich, or the Ruined City », Powell & Co, 1925
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Indique-moi la route de Carcosa, je t’en conjure !
UN HABITANT DE CARCOSA
NOUVELLE TRADUCTION D’ALICE PÉTILLOT
par Ambrose Bierce
Publié pour la première fois le 25 décembre 1886 dans le San Francisco News Letter.Car divers sont les visages que revêt la mort – tantôt le corps demeure, tantôt il disparaît tout à fait avec l’âme. Cela advient le plus souvent dans la solitude (selon la volonté de Dieu) et, personne n’ayant vu cette fin, nous disons l’homme perdu, ou parti pour un long voyage – ce qui n’est que vrai ; maints témoins révèlent pourtant que cette mort-là frappe parfois à la vue de tous. Il est connu qu’une sorte d’agonie existe où l’âme trépasse alors que le corps garde vigueur pendant des années, quand en d’autres occurrences attestées elle meurt au même instant que le corps, mais renaît après une saison sur la terre qui du corps accueillit la décrépitude.
Méditant la parole de Hali (que le Tout Puissant lui accorde le repos), je m’interrogeai sur sa pleine signification, tel celui qui malgré les indices ne parvient pas à dissiper le doute qu’ils pourraient cacher quelque chose, par-delà le discernable. Je ne prêtai point attention au lieu où mon errance m’avait mené, jusqu’à ce qu’une bourrasque givrée me gifle la face et ravive mes sens. J’observai avec stupeur qu’alentour rien ne m’était familier. Partout s’étirait une plaine lugubre tapissée d’herbes serrées, hautes et desséchées qui bruissait et sifflait dans le vent d’automne, porteuse d’un présage dont seul le Ciel savait l’inquiétant mystère. De loin en loin se dressaient des rochers sombres dont les étranges formes saillantes évoquaient une inquiétante connivence, des regards échangés, lourds de sens, des nuques tendues dans l’appréhension d’une issue augurée. Quelques arbres abattus gisaient ça et là, instigateurs possibles de cette conspiration malveillante tissée de muette attente.
Je me fis la réflexion que le jour devait être avancé, bien que le soleil restât invisible ; et si je percevais la vive froidure de l’air, ma conscience en était mentale plutôt que physique – je ne ressentais aucun inconfort. Une canopée basse de nuages couleur plomb, tangible anathème, pesait sur ce morne paysage. De toute chose suintait une menace et une promesse – un soupçon de maléfice, une ruine annoncée. D’oiseau, de bête ou d’insecte, nulle trace. Le vent soupirait dans les branches nues des arbres morts et l’herbe grise se penchait pour murmurer à la terre son effroyable secret ; mais nul autre son ou mouvement ne troublait le sommeil atroce de ce lieu désolé.
Je remarquai parmi le foin plusieurs pierres usées qui avaient à l’évidence été façonnées par des outils. Elles étaient brisées, moussues, à demi englouties, certaines couchées, d’autres ployées à divers angles, prostrées, jamais verticales. Je compris qu’il s’agissait de stèles, même si ni tertres ni fosses ne subsistaient des tombes ; les années les avaient arasées. Parfois, des blocs plus massifs trahissaient quelque sépulture pompeuse ou présomptueux monument érigés en pitoyable défi à l’oubli. Ces reliques semblaient si anciennes, ces vestiges de vanité, d’affection et de piété si vermoulus et sales – ce lieu, enfin, si négligé, répudié, que je me figurai avoir découvert la nécropole de quelque race préhistorique dont le temps aurait englouti jusqu’au nom.
D’abord, plein de ces pensées, je ne me souciai pas des aléas de ma propre expérience, mais bientôt je songeai : « Comment suis-je arrivé en ces lieux ? » Un moment de réflexion sembla élucider cette question, éclairant d’un jour poignant la tonalité singulière dont mon imagination imprégnait tout ce que je voyais et entendais. J’avais été souffrant. Je me souvins alors avoir été accablé d’une fièvre soudaine ; ma famille m’avait narré comme dans mes phases de délire je ne cessai de réclamer air et liberté à grands cris et j’avais été contraint sur ma couche afin d’empêcher que je ne m’enfuie au dehors. J’avais pourtant échappé à la vigilance de mes gardiens et j’avais erré jusqu’ici – jusqu’où ? Je ne pouvais le préjuger. Je me trouvais manifestement à une distance considérable de la ville où j’habitais – l’antique et légendaire cité de Carcosa.
Aucun signe de vie humaine n’était visible ou audible nulle part ; aucun panache de fumée, aucun jappement de chien veilleur, aucun vagissement de bétail, aucun cri enjoué d’enfant – rien d’autre que cet ossuaire abandonné, cette atmosphère viciée par le mystère et la terreur que lui infusait mon cerveau malade. Sans doute étais-je encore en proie au délire, qu’aucune aide humaine ne pouvait soulager cette fois… Tout ceci n’était-il pas une illusion engendrée par ma folie ? Je hurlai les noms de mes femmes et de mes fils, les mains tendues en quête des leurs, tandis que je trébuchais dans l’herbe fanée, parmi les éclats de pierre.
Un bruit retentit derrière moi et je me retournai. Une bête sauvage – un lynx – approchait. Il me vint cette pensée : si je m’effondre dans ce désert – si la fièvre m’assaille à nouveau et que j’y succombe, ce fauve se jettera sur ma gorge. Je bondis vers lui en vociférant. Il passa à moins d’une coudée de moi, d’un trot tranquille, puis disparut derrière un rocher.
Un instant plus tard, la tête d’un homme apparut au raz du sol, non loin. Il gravissait l’ultime déclivité d’un modeste promontoire dont la crête se distinguait à peine. Sa silhouette entière ne tarda pas à se dessiner contre la nuée grise. Il était mi-nu, mi-couvert de peaux de bête. Ses cheveux étaient hirsutes, sa barbe longue et clairsemée. Il tenait arc et flèche dans une main, dans l’autre une torche ardente que poursuivait un sillon de fumée noire. Il progressait avec lenteur et précaution, comme s’il craignait de glisser au fond d’une tombe ouverte dissimulée par l’herbe haute. Cette apparition insolite me surprit sans m’alarmer. J’orientai mon pas dans sa direction et nous nous trouvâmes bientôt presque face à face. Je l’accostai avec familiarité : « Que Dieu te garde ! ».
Il ne me prêta aucune attention et n’interrompit pas sa marche.
« Je te salue, étranger, » continuai-je. « Je suis malade et perdu. Indique-moi la route de Carcosa, je t’en conjure ! »
Pour seule réponse, l’homme se mit à entonner un chant barbare dans une langue inconnue, me dépassa et s’éloigna.
Une chouette perchée sur la branche d’un arbre décrépi lança son sinistre ululement, auquel répondit une plus lointaine congénère. Levant les yeux, je distinguai Aldébaran et les Hyades par une brusque fissure dans les nuages ! Tout évoquait la nuit – le lynx, l’homme à la torche, la chouette. Je la voyais déjà – je voyais même les étoiles sans obscurité. Je voyais, mais je n’étais apparemment ni vu ni entendu. De quel terrible sortilège mon existence subissait-elle l’empire ?
Je m’assis au pied d’un grand arbre, afin de considérer avec la gravité nécessaire ce qu’il convenait de faire. Je ne pouvais plus douter de ma folie, pourtant un fond de doute ébranlait encore ma certitude. De fébrilité, plus trace. J’éprouvais même une exaltation et une vitalité que je ne me connaissais pas – une euphorie tant mentale que physique. Mes sens semblaient en alerte ; je ressentais le poids de l’air, j’entendais le silence.
L’épaisse racine de l’arbre géant auquel je m’étais adossé enserrait une lourde dalle, dont un flanc saillait au creux du méandre formé par une autre artère de bois. La pierre était donc en partie protégée des caprices du ciel, mais très altérée. Ses arrêtes étaient émoussées, ses coins, dévorés par l’érosion, sa surface, ridée, écaillée. À ses abords, des particules de mica scintillaient dans la terre, vestiges de sa désagrégation. Cette dalle marquait la tombe de laquelle l’arbre avait surgi une éternité plus tôt. Les vigoureuses racines avaient englouti la fosse et emprisonné la stèle.
Une rafale de vent souffla les feuilles et les brindilles sèches qui jonchaient son front minéral. Je remarquai les lettres gravées d’une inscription et me penchai pour la lire. Dieu du ciel ! Mon prénom et mon nom ! – la date de ma naissance ! – la date de ma mort !
Un faisceau de lumière rasante éclaira la face entière de l’arbre et je me redressai dans un sursaut de terreur. Le soleil se levait à l’est rosissant. Je me tenais debout entre l’arbre et le large disque rouge – le tronc n’était noirci d’aucune ombre !
Un chœur hurlant de loups salua l’aurore. Je les vis, assis seuls ou par grappes, sur les sommités irrégulières et les tumuli qui jonchaient la moitié de mon aride champ de vision, jusqu’à l’horizon. Alors je compris. Autour de moi s’étiraient les ruines de l’antique et légendaire cité de Carcosa.
Tels sont les faits que l’esprit de Hoseib Alar Robardin confia au médium Bayrolles.
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Nous partons comme nous sommes venus, dans le mystère.
Un échange épistolaire entre Donald Wandrei et H.P. Lovecraft – Traduction inédite réalisée par Alice Pétillot.
Extrait d’une lettre de Donald Wandrei, datant du 14 mai 1927 – Avec l’aimable autorisation de Dwayne Olson et de la succession Harold Hughesdon.
Extrait d’une lettre de H.P. Lovecraft, datant du 19 mai 1927, tiré du volume « Letters with Donald and Howard Wandrei and to Emil Petaja » publié chez Hippocampus Press.Donald Wandrei, le 7 janvier 1934 Cher M. Lovecraft,
[…] Votre feuillet m’a intéressé, et ce n’est pas une mince affaire, puisque je garde mes distances avec la philosophie depuis de très nombreuses années. Ce qui m’a le plus frappé, c’est l’expression « du néant retourner au néant ». C’est devenu ma philosophie fondamentale, celle à laquelle je reviens invariablement après mes digressions, longues ou brèves, de romantique ou d’épicurien. Pendant plusieurs années, j’ai exprimé cette idée par la formule « de nulle part au rien », dont j’ai fait le socle de tous mes jugements, qu’il s’agisse d’art, de littérature ou de la vie même. J’ai dit un jour que toutes les œuvres d’art produites par l’Homme ont commencé nulle part pour finir nulle part. L’affirmation peut sembler ridicule, mais songez à toutes les œuvres dont vous avez connaissance et voyez, au bout du compte, combien échappent à cette règle. Je suis souvent accusé de n’aller nulle part avec mes histoires. Que m’importe, puisqu’au fond il est impossible « d’arriver où que ce soit » ? Transiter de Nulle Part au Néant et passer de l’un à l’autre avec majesté, en laissant derrière soi une chose qui existe par et pour elle-même, est selon moi le summum, la forme la plus noble de l’art. Je ne me suis jamais beaucoup inquiété de philosophie. J’ai passé la majeure partie de ma vie dans un splendide isolement, où j’ai trouvé le plaisir qui m’est particulier sans prêter beaucoup d’attention aux diktats ou même à l’existence des êtres humains.
Je considère la vie comme un mal non nécessaire. Nous partons comme nous sommes venus, dans le mystère. Le monde ne savait rien de nous avant que nous existions. Il avance sans nous pendant que nous sommes là. Il nous oublie quand nous disparaissons. « De Nulle Part au Rien » — et puis qu’est-ce qu’une vie d’Homme face au jugement dernier de l’Éternité ? Le présent, qui est la conséquence du passé et l’antécédent du futur, est après tout le seul temps qui existe. Je crains cependant de finir matérialiste, fidèle à l’adage : « Mangez, buvez et soyez heureux car demain nous mourons ». Pourtant mes idées sont changeantes. Dans une semaine, un mois, ce sera peut-être : « Il n’existe point de temps sinon l’Éternité. » Je me crois coupable de jouer avec les idées, parfois. Dans ma quête gratuite et infructueuse d’un sens à cette fantasmagorie visible, je n’ai trouvé qu’une somme d’insignifiances. C’est pourquoi j’envisage telle ou telle conception des choses jusqu’à être soudain frappé par sa fragilité, sur quoi j’adopte une nouvelle philosophie ou proposition tout aussi promptement, comme un caméléon change de couleur. Quiconque nourrirait un jour assez d’intérêt à mon égard pour analyser les idées ou certitudes contenues dans mes écrits y découvrirait selon toute vraisemblance d’improbables contradictions suivant les périodes. On peut sans doute y trouver une certaine cohérence ; je ne sais pas ; mais je suis certain qu’ils expriment de curieuses antithèses. Il y a un an ou deux encore, un concept relativement fixe présidait à tous mes goûts ; aujourd’hui je crains que mon travail futur pâtisse d’un chaos qui, à force de croître, pourrait se solder par une absence de théorie claire. À moins de faire de l’incohérence ma ligne directrice. Mais là encore je demande : « Quelle importance aura mon trouble mental dans un millier d’années ? » […]
Comme toujours,
Donald Wandrei
H.P. Lovecraft, le 7 janvier 1934 Mon cher M. Wandrei,
[…] En ascension rapide vers la sphère cosmique, je suis ravi que ma lettre imprimée sur le néant récurrent ait suscité votre intérêt et je ne suis pas surpris que vous ayez occasionnellement partagé cette approche. Je perçois son influence dans nombre de vos écrits – tout comme vous en trouverez sans nul doute témoignage dans les miens. Cependant la plupart de mes contes sont d’une envergure si fragmentaire, si entravés par des postures créatives (souvent diamétralement contraires à mes opinions intellectuelles), que je n’espère pas les voir former un catalogue très fidèle de ce que je pense vraiment de l’infini et de l’éternité. Le seul reflet littéraire de mon cynisme réside peut-être dans mon refus d’incarner l’idée d’un univers en progression ascendante en imaginant rebondissements et dénouements. Je ne cultive aucune mièvre sympathie pour la dichotomie entre « le bien » et « le mal », et je doute que les forces de l’esprit aient une grande prédilection pour de telles inclinations – je me place, sur ce sujet, à l’exacte antithèse d’Algernon Blackwood, volontiers moralisateur. Selon une approche similaire à la vôtre, mes événements ne se déroulent jamais selon un itinéraire linéaire net. Je conçois l’univers comme un flux cyclique, sans progression fixe dans une quelconque direction ; par voie de conséquence, mes récits doivent être dénués de toute symbolisation d’un mouvement précis vers l’avant — pour ne constituer que de brèves portions du magma de désœuvrement et de futilité que j’envisage autour de moi. L’idée même d’un cosmos guidé par un semblant de sens ou de raison me paraît d’une puérilité inexprimable, parce qu’elle présuppose un commencement et une fin inconcevables, et parce qu’elle n’est pas étayée par la plus infime preuve. Je n’ai pas reçu une éducation philosophique en bonne et due forme, mais je soupçonne très fortement nombre de doctrines purement philosophiques d’outrepasser leurs prérogatives naturelles en lançant de grandes affirmations métaphysiques que la science ne saurait vérifier.
Les idées ont une fâcheuse tendance à s’élaborer dans un sol meuble, sans fondations solides ; ainsi j’ai bien plus de respect pour les théories fermement ancrées d’un observateur assidu et d’un raisonneur rigoureux comme Haeckel, que pour les envolées désinvoltes de mystiques et d’idéalistes qui appuient leurs opinions sur les émotions humaines, instables et criblées d’illusions. Presque toujours, la doctrine de l’idéaliste se rend fautive par l’inclusion essentielle d’une hypothèse purement gratuite – c’est notamment le cas de la vogue évolutionniste (qui feint d’ignorer le caractère morcelé de notre petit bout d’espace), de l’existence de vertus abstraites comme le « bien », la « justice », etc. ou de la prévalence accordée à l’intuition sur la raison. Ce ne sont pour moi que fariboles ; elles dérivent à l’évidence des erreurs de perspective auxquelles s’expose une race qui se confronte à l’inconnu à mesure qu’il accroît, laborieusement, son pitoyable ballot de connaissances. Ces croyances sont des conséquences si naturelles de l’expérience terrestre humaine que nous pourrions presque les déduire de raisonnements biologiques et anthropologiques, quand bien même aucune trace n’en aurait subsisté. À la lumière de cette classification évidente parmi les inexorables illusions corollaires d’une pensée primitive, continuer à leur accorder une signification autre que purement traditionnelle ou décorative me semble d’une puérilité pénible. En réalité, je doute de presque tout ce qui ne peut être méticuleusement vérifié.
Je pense que nous n’en saurons jamais très long sur le véritable cosmos et je ne pense pas qu’il soit bon pour nous d’en savoir beaucoup. C’est pourquoi un cosmos fantastique issu de l’imagination me paraît signifiant tout autant qu’un autre. Deviner ce que sont vraiment l’infini et l’éternité confine à l’impossible depuis notre infime fragment. Il y a là matière à conjecturer – rien de plus – que le motif, la pulsation et la régularité jouent un rôle dans l’architecture universelle, puisque nous les voyons se répéter sans défaillance apparente dans tous les types d’organisation quantitative que nous sommes en capacité d’observer (systèmes proton électron, systèmes solaires, systèmes galactiques, etc.) mais même cela n’est que pure théorie, puisqu’aucune preuve de quelque ordre que ce soit ne nous permet d’extrapoler que les lois de cette région de l’espace s’appliquent à tout ou partie du reste de l’univers. Le principe de la vie semble être une forme d’énergie aussi définie que la chaleur ou la lumière, de sorte que même si nous ne la constatons que sur notre planète, nous sommes en droit de supposer qu’elle existe ailleurs, dans des conditions globalement similaires. Cependant cela ne s’applique qu’au genre d’espace que nous connaissons. Il est possible que d’autres lieux s’articulent selon d’autres types d’organisations – tout aussi complexes, voire davantage – qui diffèrent diamétralement de tout ce que nous identifierions comme des formes de vie. J’ai souvent souhaité avoir la puissance littéraire nécessaire pour convoquer des visions d’une vaste et lointaine entité nébuleuse, qui transcenderait les champs de la matière et de l’énergie, où l’interaction fertile d’influences inconnues et inconcevables animerait telle une vaste et fabuleuse machine des aires dimensionnelles qui ne sont par des formes, et des noyaux de réarrangement qui ne sont pas des esprits.
Comme vous, j’ai mené une vie d’isolement et je ne considère les êtres humains que comme des accidents de paysagisme ou d’architecture, ou des points de repère dans l’élaboration d’événements intéressants et symétriques. Ils sont indispensables à l’arrière-plan et à la palette, mis à part dans des tableaux des plus cosmiques et ardus, tant il est vrai que la plupart de nos images sont liées d’une manière ou d’une autre à l’humain – à son héritage, à ses attributs, à ses activités, ou à ses indéniables pouvoirs de perception et d’imagination. Ainsi mon mépris pour notre espèce est-il tempéré par la reconnaissance absolue de son importance esthétique, et par la ferme conviction que le flux continu de son histoire passée est tout ce qu’a pu créer pour nous notre esprit, sous sa forme présente. Seule notre hérédité organique a pu modeler nos réactions à l’univers qui nous entoure, si bien que tout ce que nous ressentons comme valeur, norme, fait, beauté ou source d’intérêt résulte de notre appartenance, non seulement à l’ordre des primates, au genre mammifère et à l’espèce humaine, mais aussi à notre race particulière, notre culture, notre nationalité et notre environnement social et familial. Le monde de chaque homme est un monde différent et les événements qui s’y déroulent ne sont porteurs d’intérêt, de plaisir et de sens qu’en corrélation avec l’histoire individuelle, familiale, sociale, nationale, culturelle et raciale de cet homme. La liberté n’existe pas. Dès l’instant où nous nous défaisons des relations et des allégeances que nous percevons comme des entraves, nous perdons tous les contrastes et les repères qui confèrent plaisir et sens à chacun de nos actes. En conséquence nous pataugeons mollement dans un vide où l’intérêt, la satisfaction, la détermination ou la simple intelligibilité ne peuvent exister. C’est ainsi que tout en identifiant le plaisir comme seule finalité logique de la vie, je maintiens avec un conservatisme extrême que l’homme ne peut éprouver un plaisir réel (c’est à dire ressenti de façon durable par un être intelligent, sensible et cultivé) qu’en se conformant à l’héritage traditionnel du groupe particulier auquel il appartient. La sécession détruit tout sens — du moins cette disposition émotionnelle que nous appelons sens ; elle génère un conflit, une apathie et un chaos où la grise inanité et le regret stérile engloutissent les récompenses escomptées de l’indépendance et de l’individualisme. L’épicurien rationnel préservera toujours une relation symétrique avec la trame dont il est issu — non pas, bien sûr, en confinant sa pensée, son imagination et son expression au tout venant, mais en faisant de sensibles concessions aux émotions et aux impressions d’enfance dont il a hérité, afin de protéger la cohésion de sa vie et de corroborer ses aventures cérébrales avec le stimulus et la force motrice de tout ce que la nature et l’expérience ont entassé dans son cerveau et ses cellules. En pratique, je pense que les aventures de l’intellect et de l’imagination constituent le plus sûr moyen de parvenir à cet effet de libération. Les émotions fondamentales doivent demeurer proches du foyer, ou du moins leur sens premier doit-il dériver de souvenirs anciens et éprouvés. Quant à nos actions concrètes et à notre conduite, elles auront une valeur artistique d’autant plus satisfaisante qu’elles suivront aussi scrupuleusement que possible les idéaux héréditaires de notre groupe particulier. […]
Bien à vous,
H.P. Lovecraft
Source : Letters with Donald and Howard Wandrei and to Emil Petaja, Hippocampus Press, 2019
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…comme un sentiment d’attente
[…] L’apparition d’un homme de génie est toujours un véritable miracle ; seulement ce miracle vient d’ordinaire si bien à temps que nous le considérons comme un fait naturel. Pour expliquer son apparition, certains philosophes nous disent que l’homme de génie arrive infailliblement lorsque les circonstances l’exigent ; en d’autres termes, qu’il arrive parce qu’il était attendu. Vraiment ! Eh ! mais alors, s’il en était ainsi, la succession des hommes de génie devrait être plus régulière que celle des lamas du Thibet ; l’homme de génie devrait arriver toujours, perpétuellement, car il n’y a pas une minute de la durée qui ne réclame sa présence. L’homme de génie vient pour réformer, prêcher, instruire, corriger, consoler l’humanité, lorsque les circonstances l’exigent, nous dit-on ; mais les circonstances exigent toujours, à toute heure de la durée, que l’humanité soit réformée, prêchée, consolée, etc. Ce qui me frappe au contraire en étudiant l’histoire, c’est la quantité prodigieuse d’époques qui ont eu besoin d’un ou de plusieurs hommes de génie, et qui ne les ont pas trouvés. À mesure qu’on déroule les annales de ces époques, on éprouve comme un sentiment d’attente, et, lorsqu’à la fin on ne voit rien venir, on se sent tout désappointé. […]
L’imagination populaire s’est formé des peintures assez exactes des autres grands types humains, mais on peut dire hardiment que, sans le vouloir et le savoir, elle a calomnié celui de l’homme de génie. Lorsqu’elle fait effort pour se le représenter elle le conçoit comme l’idéal du pédant et le peint à peu près avec les mêmes couleurs enfantines que certain personnage de Goethe employait pour peindre l’industrie. Elle lui pose sur le visage un masque d’une morne gravité, le fait mouvoir avec une raideur inflexible, et lui inflige le supplice d’être plus souvent assis que debout, supplice cruel, s’il faut en croire le poète qui en a fait un des châtiments de son enfer. Séparé des hommes, exclu de la vie et de la nature, l’homme de génie, courbé sur des paperasses et des bouquins, partage dès ce monde le sort maussade dont l’antique Thésée paye ses courses inconstantes et aventureuses pour l’éternité :
Sedet æternumque sedebit Infelix Theseus
Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que l’imagination populaire tient absolument à son maussade idéal et ne veut pas être détrompée. C’est en vain que vous lui présenteriez les images les plus vivantes, celle qu’elle s’est formée lui semble, paraît-il, plus vénérable. Elle est toute déconcertée lorsqu’on lui apprend que ces graves personnages n’étaient pas des automates gourmés, mais des gens de caractère très divers, qui avaient, comme les autres hommes, leurs vivacités, leurs emportements, leurs folies et leurs caprices, qu’ils aimaient à se jouer au soleil et à respirer l’air frais des nuits, qu’un bon mot les faisait rire et qu’une douleur les faisait pleurer. Elle est choquée et presque scandalisée de découvrir que ceux qui lui révèlent les secrets de la nature sont eux-mêmes des enfants de la nature et aiment ses douces libertés. Tomber d’un automate sec et morne à un personnage tout brillant des flammes et des couleurs de la vie, se peut-il une plus grande déception?
Émile Montégut, 1883
Essais sur la littérature anglaise