Le texte ci-dessous est extrait de L’Histoire du journalisme amateur. Cet ouvrage a été rédigé par Truman J. Spencer en 1940, mais peaufiné jusqu’à la disparition de l’auteur en 1944. Publié en 1957, il a été tiré à seulement 500 exemplaires.
Truman J. Spencer était un historien du mouvement des journalistes amateurs et l’auteur de l’Encyclopédie de la littérature du journalisme amateur paru en 1891. Il était également l’éditeur du journal The Fossil.
Il importe de ne jamais oublier l’influence déterminante qu’a exercée l’univers du journalisme amateur sur H.P. Lovecraft. Je conseille vivement de se référer à l’indispensable « Lovecraft : Je suis Providence » par S.T. Joshi aux Editions Actusf dont je vous partage ici la traduction d’un extrait du discours [1] de 1921:
« Le journalisme amateur m’a offert le monde où je vis. Nerveux et réservé de tempérament, affligé d’une aspiration qui dépasse de beaucoup mes facultés, je suis un inadapté typique dans le monde de l’entreprise et j’éprouve les plus extrêmes difficultés à tirer du plaisir des activités de loisir ordinaires. En 1914, quand le domaine amateur m’a tendu la main, j’étais aussi proche de l’état végétatif qu’un animal peut l’être — peut-être devrais-je plutôt me comparer à l’humble pomme de terre dans sa quiétude souterraine isolée. Avec l’arrivée de l’United, j’ai trouvé une volonté de vivre renouvelée, le sentiment d’exister comme autre chose qu’un fardeau superflu, et j’ai découvert une sphère dans laquelle il me semblait que mes efforts ne seraient pas complètement vains. Pour la première fois, je concevais que mes tentatives artistiques maladroites étaient un peu plus que des cris ténus allant se perdre dans un néant sourd à mes appels. »
[1] « What Amateurdom and I Have Done for Each Other » [Ce que la presse amateur et moi-même nous sommes mutuellement apportés]
QU’EST-CE QUE LE JOURNALISME AMATEUR ?
par Truman J. Spencer
Traduit de l’anglais par Alice Pétillot



LE JOURNALISME AMATEUR constitue un âge unique dans l’histoire de la jeunesse américaine. Le grand public l’ignore souvent ; ses praticiens sont relativement peu nombreux en regard des millions de citoyens de notre nation. Pourtant, sont issus de ses rangs journalistes professionnels, rédacteurs en chef, auteurs, éditeurs, inventeurs, gouverneurs, sénateurs, juges, ambassadeurs, avocats, banquiers, hommes d’église et enseignants, des hommes et des femmes à l’œuvre dans tous les domaines ou presque. Toutes et tous ont ressenti au fil du temps l’influence de leur expérience du journalisme amateur dans leurs années de jeunesse et de formation.
Il est aisé de décrire les caractéristiques physiques de cette institution. Celui qui le fit sans doute le mieux est Finlay Grant, qui, lors de son enfance aux confins de la Nouvelle-Écosse, publia un journal amateur intitulé The Boys’ Folio : « Le journalisme amateur est une organisation réunissant des jeunes qui rédigent, mettent en page, impriment, ou publient des revues miniatures dans l’objectif de s’améliorer individuellement, de passer des moments agréables ensemble et de faire progresser leurs organisations propres, » écrit le sieur Grant, qui présida plus tard l’Association nationale des journalistes amateurs.
Ces fascicules, souvent imprimés sur des presses amateur par les auteurs eux-mêmes, s’échangent entre éditeurs de tous les États de l’Union. Chaque année, la production de ces jeunes esprits compétents entre dans mille foyers et procure à mille familles un divertissement sain et un horizon plus ouvert. Le journalisme amateur forme ainsi une vaste société littéraire dont les membres expriment leurs opinions et commentent, critiquent et louent le travail d’écriture et d’impression les uns des autres. Éditeurs, poètes, auteurs d’essais et de fiction, ils sont en quête de prix littéraires, ou cherchent à décrocher un poste officiel dans une des multiples associations nationales ou d’État ; ils acquièrent ainsi la connaissance des rouages logistiques d’une organisation et de la pratique parlementaire. Le journalisme amateur est considéré comme un moyen d’émulation intellectuelle. Il est souvent qualifié de « monde des lettres miniature », une définition à la fois précise et complète.
Comme l’indique leur nom, ces journaux ne sont pas publiés dans un but lucratif. Le mot « amateur » vient d’amator, qui aime. James M. Beck, qui fut journaliste amateur avant d’entrer au Congrès et de devenir avocat général, explique ainsi : « L’amour de la littérature, et non l’amour du lucre, est la condition sine qua non, la caractéristique essentielle du journaliste amateur. La jeunesse est incontestablement sous-entendue dans notre acception du terme. Je définirais le journaliste amateur comme une jeune personne qui envisage la littérature non comme une profession mais pour le plaisir que sa création procure. » Les motivations impérieuses du journalisme amateur sont donc l’amusement, la gloire et l’enrichissement intellectuel.
Will L. Wright, éditeur d’un journal amateur intitulé Egyptian Star publié en 1879 à Cairo, dans l’Illinois, également président de l’Association nationale des journalistes amateurs, a écrit : « Le véritable objet du journalisme amateur est de cultiver un goût pour la littérature pure et saine, de dilater les facultés intellectuelles, d’acquérir une connaissance pratique du monde et d’apprendre à penser et agir par et pour soi-même. »
Géré et dirigé intégralement par la jeunesse d’Amérique, sans aucune aide ou supervision extérieure, le journalisme amateur n’est semblable à aucune école, aucun système d’apprentissage imposé. Il repose entièrement sur le bénévolat et la spontanéité. C’est cela qui le rend unique parmi ces institutions qui ont pour vocation de former les jeunes aux subtilités de la vie et de la littérature. Comme l’athlétisme amateur développe le corps, le journalisme amateur forme l’esprit. Charles K. Farley, poète et conteur majeur du journalisme amateur, considère qu’il « sera étudié tant par les psychologues que par les historiens futurs. Il est apparu main dans la main avec le grand sport américain, le base-ball – l’un stimule le cerveau, l’autre affûte les muscles.»
Le journalisme amateur a connu sa plus importante impulsion lorsque fut inventée une presse d’imprimerie petite et peu coûteuse, en 1869, mais il est né bien avant. Ses historiens tentent depuis longtemps de déterminer sa date de naissance exacte, mais leur recherche est vaine : il est impossible de dire quand le journalisme amateur est né puisqu’il n’est pas né. Comme Topsy, il a poussé. Aucun homme, ou groupe d’individus, ne s’est jamais assis pour signer l’acte de naissance du journalisme amateur. Il a surgi de cette irrésistible ardeur que les jeunes personnes intelligentes consacrent à élargir leur vision mentale et renforcer leurs méninges. C’est une bouture qui s’est épanouie au gré d’une évolution lente et au prix d’un travail constant. Ce n’est pas la futile écume d’un enthousiasme oisif, vomie pour satisfaire un orgueil éphémère, mais le fruit d’un besoin qui se niche dans les jeunes esprits.
« Le journalisme amateur est une école de formation qui sollicite les plus belles aptitudes de l’esprit en croissance, dégrossit la pensée et l’expression, cultive le goût des belles lettres, accueille avec bienveillance l’excellence ou ce qui en indique le potentiel, et où l’enthousiasme et l’émulation sont universels, estime Edward A. Grozier, éditeur et propriétaire de l’estimé Post de Boston. C’est la meilleure des écoles pour la formation aux métiers de la presse. » Le paragraphe suivant est extrait de l’Inland Printer : « Certains hommes de presse expérimentés assurent que, parmi les nombreuses écoles de journalisme, c’est le journalisme amateur qui prodigue l’enseignement le plus pratique. Ces rédacteurs en herbe sont de féroces critiques et la honte contraint les plus insouciants à faire de leur mieux. Ceux qui s’y sont engagés par lubie ou pour suivre quelque mode sont prestement reconduits. Une remarque qui porterait à peine si elle était prononcée par un père ou un mentor fait l’effet d’un dard lorsqu’elle émane d’un gamin du même âge. C’est par cet aspect que le journalisme amateur est si précieux. »
Charlotte Porter, éditrice du magazine Poet Lore et de la « première édition in-folio » de Shakespeare en quarante volumes, estime quant à elle : « Le monde sait déjà, même s’il peine parfois à le voir et à l’admettre, combien ces associations sont propices à l’épanouissement des influences littéraires et spirituelles indépendamment de leur valeur commerciale. Les associations comme celle des journalistes amateurs semblent liées aux tendances démocratiques et je veux croire qu’elles pourraient être de salubrité publique à l’échelle du monde. »
L’avis de l’éminent auteur et historien James Parton contraste avec ces opinions flatteuses. Lorsqu’en 1883 Willard O. Wylie, alors président de l’Association nationale des Journalistes amateurs, le sollicita pour siéger comme juge d’un concours littéraire annuel, M. Paton déclina, avec cet argument : « Vous me rendez justice en disant que je me soucie de l’éducation des jeunes, et c’est justement en raison de cet intérêt que je vous demande d’agréer mon refus de comparer les mérites des essais présentés. J’ai la conviction profonde que nous écrivons tous trop et que nous faisons trop grand cas de l’écriture. L’énergie mentale dépensée pour fabriquer un de ces journaux amateurs suffirait à générer des progrès majeurs dans l’acquisition d’une science ou d’une langue. Je ne peux m’empêcher de penser que la force mentale consumée par des publications semblables à celle que vous m’avez envoyée est pis que gâchée. »
En conclusion, et en complément de ces points de vue extérieurs, citons les mots élogieux du parangon de journalisme amateur Herbert D. Smart, qui au cours de son enfance dans les montagnes rudes et escarpées du New Hampshire publia une gazette amateur intitulée Granite State Echo et déclarait, au souvenir de ces jeunes années : « Là où rougeoie le feu de la mémoire, à l’heure où les derniers rayons du soleil couchant s’estompent à l’Ouest et où les cieux se penchent sur les maisons éclairées de notre enfance pour les draper d’obscurité, près du ruisseau placide et parmi les troncs enchevêtrés et sauvages, l’esprit du passé s’attarde. Là planent les fantômes des jours passés, quand dans le sanctuaire de notre grenier sacré, à la lueur incertaine d’une lampe à pétrole, nous jouions à publier (ce que nous considérions comme) le journal le plus génial au monde. Nous y entendons encore les voix des garçons amis et l’écho de nos échanges éveille d’agréables souvenirs du passé. En imagination, nous dressons un monument en hommage à ces jours bénis, un mémorial qu’aucun burin ne saurait sculpter et qu’aucun architecte mortel ne saurait concevoir, et nous tendons les bras pour déposer une couronne de romarin là où la mémoire tisse ces rêves heureux d’autrefois. »
