Extrait d’une lettre de H. P. Lovecraft à E. Hoffmann Price
18 novembre 1934
[…] La description de personnage ne sera jamais un trait dominant de mon travail, car mon intérêt réel ne se porte par sur les personnes mais sur les phénomènes, la condition humaine et les impressions visuelles. Chez moi, le réalisme ne sera jamais qu’un accessoire. Ce que je recherche, c’est la manière la plus efficace d’illustrer et d’incarner les humeurs et visions qui exigent d’être couchées par écrit, et pour le moment je dois admettre que je ne l’ai pas trouvée. Tout mon savoir est purement négatif. J’ai appris que certaines choses ne sont pas bonnes à faire, mais quel est le meilleur chemin à suivre parmi tous ceux qui restent ? … Devrais-je en emprunter de divers, selon les circonstances ? … Je n’en ai sincèrement pas la moindre idée. Tout est expérimental.
J’ai la sensation que nombre des traits typiques et persistants de mes contes appartiennent à la catégorie des choses à ne pas faire, mais jusqu’à présent je n’ai pu les identifier. Quand j’y serai parvenu, je les larguerai par-dessus bord. Il pourrait s’agir de mon recours occasionnel à une pléthore de matière trop visiblement explicative. Je suis presque sûr de devoir me débarrasser de cela — pour y substituer insinuations ou suggestions laconiques — mais à ce stade j’ignore comment opérer la substitution. Il y a aussi la capacité à traduire les nuances d’une atmosphère et à présenter les événements de façon à brosser un tableau dense et mûri qui légitime l’hypothèse centrale ou l’apogée étranges… donner corps à ce prérequis ou à ce point d’orgue pour qu’ils semblent quasi réels ou émotionnellement importants plutôt que futiles ou sans rime ni raison. Je suis pour l’instant incapable d’accomplir cette tâche sans laisser quantité d’espace au détail et à la « construction progressive ». Un meilleur artiste pourrait y réussir par une symbolique ou des allusions brèves mais puissamment évocatrices, mais si je m’y essaie le résultat est grêle et creux.
Je manipule actuellement une vieille idée d’intrigue dont je vous ai peut-être parlé — l’histoire d’un homme qui trouve parmi des ruines manifestement antiques un spécimen (dont l’égale ancienneté est tout aussi évidente) de sa propre écriture en anglais. Cela s’expliquerait par le fait que ces ruines appartiennent à une race pré-humaine d’entités organiques infiniment supérieures à l’homme par leurs facultés mentales, qui auraient parcouru de leur vivant l’ensemble du spectre temporel grâce au transfert mental. Pour connaître l’ère future, ces entités projettent l’esprit d’une des leurs dans l’avenir et dans la conscience d’un individu de l’époque choisie. Ensuite cet esprit voyageur, occupant le corps de sa victime, absorbe toutes les informations possibles, avant de voler à travers le temps pour regagner son corps originel, tandis que l’esprit déplacé retrouve son corps libéré. Cet esprit déplacé a entre-temps trouvé refuge dans le corps du voyageur pré-humain ; il a donc vécu brièvement, en conscience, dans ce passé immémorial, où il a pu laisser un témoignage qu’il découvrirait des millions d’années plus tard, une fois dans son corps véritable, en fouillant ces ruines mégalithiques d’âge blasphématoire.
Eh bien… j’ai développé les grands traits de cette intrigue avec force allusions en 16 courtes pages, mais cela ne valait rien. Étique, cet essai échouait à convaincre, et la révélation paroxystique était sapée par la bouillie visionnaire qui la précédait. J’ai donc déchiré ces satanés feuillets et je suis en train de réécrire l’histoire dans le style qui était le mien dernièrement, en la jalonnant d’indices graduels afin d’opérer un dévoilement lent, par étapes. Me voici à la page 27 et je crains qu’il m’en faille 40 pour finir. Naturellement, je sais ce que la majorité en dira — si je décide de la taper et de la faire lire : « Prolixe —interminable — lent — rien ne se passe — pagination de petit roman pour une idée qui ne méritait qu’une nouvelle, etc. etc. etc. »
Il n’en demeure pas moins que c’est le mieux que je puisse faire avec cette idée. Le traitement plus concis était totalement inadéquat – il effleurait à peine les bizarres et nombreuses implications de l’hypothèse centrale. C’est ainsi. Je ne parviendrai probablement jamais à formuler clairement ce que je balbutie, mais seule l’expérimentation en décidera. […]
H.P. Lovecraft à E. Hoffmann Price, le 18 novembre 1934
Traduit de l’anglais par Alice Pétillot
Source : H. P. Lovecraft: Letters to E. Hoffmann Price and Richard F. Searight, Hippocampus Press, 2021
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