Un échange épistolaire entre Donald Wandrei et H.P. Lovecraft – Traduction inédite réalisée par Alice Pétillot.

Extrait d’une lettre de Donald Wandrei, datant du 14 mai 1927 – Avec l’aimable autorisation de Dwayne Olson et de la succession Harold Hughesdon.

Extrait d’une lettre de H.P. Lovecraft, datant du 19 mai 1927, tiré du volume « Letters with Donald and Howard Wandrei and to Emil Petaja » publié chez Hippocampus Press.

Donald Wandrei, le 7 janvier 1934

Cher M. Lovecraft,

[…] Votre feuillet m’a intéressé, et ce n’est pas une mince affaire, puisque je garde mes distances avec la philosophie depuis de très nombreuses années. Ce qui m’a le plus frappé, c’est l’expression « du néant retourner au néant ». C’est devenu ma philosophie fondamentale, celle à laquelle je reviens invariablement après mes digressions, longues ou brèves, de romantique ou d’épicurien. Pendant plusieurs années, j’ai exprimé cette idée par la formule « de nulle part au rien », dont j’ai fait le socle de tous mes jugements, qu’il s’agisse d’art, de littérature ou de la vie même. J’ai dit un jour que toutes les œuvres d’art produites par l’Homme ont commencé nulle part pour finir nulle part. L’affirmation peut sembler ridicule, mais songez à toutes les œuvres dont vous avez connaissance et voyez, au bout du compte, combien échappent à cette règle. Je suis souvent accusé de n’aller nulle part avec mes histoires. Que m’importe, puisqu’au fond il est impossible « d’arriver où que ce soit » ? Transiter de Nulle Part au Néant et passer de l’un à l’autre avec majesté, en laissant derrière soi une chose qui existe par et pour elle-même, est selon moi le summum, la forme la plus noble de l’art. Je ne me suis jamais beaucoup inquiété de philosophie. J’ai passé la majeure partie de ma vie dans un splendide isolement, où j’ai trouvé le plaisir qui m’est particulier sans prêter beaucoup d’attention aux diktats ou même à l’existence des êtres humains.

Je considère la vie comme un mal non nécessaire. Nous partons comme nous sommes venus, dans le mystère. Le monde ne savait rien de nous avant que nous existions. Il avance sans nous pendant que nous sommes là. Il nous oublie quand nous disparaissons. « De Nulle Part au Rien » — et puis qu’est-ce qu’une vie d’Homme face au jugement dernier de l’Éternité ? Le présent, qui est la conséquence du passé et l’antécédent du futur, est après tout le seul temps qui existe. Je crains cependant de finir matérialiste, fidèle à l’adage : « Mangez, buvez et soyez heureux car demain nous mourons ». Pourtant mes idées sont changeantes. Dans une semaine, un mois, ce sera peut-être : « Il n’existe point de temps sinon l’Éternité. » Je me crois coupable de jouer avec les idées, parfois. Dans ma quête gratuite et infructueuse d’un sens à cette fantasmagorie visible, je n’ai trouvé qu’une somme d’insignifiances. C’est pourquoi j’envisage telle ou telle conception des choses jusqu’à être soudain frappé par sa fragilité, sur quoi j’adopte une nouvelle philosophie ou proposition tout aussi promptement, comme un caméléon change de couleur. Quiconque nourrirait un jour assez d’intérêt à mon égard pour analyser les idées ou certitudes contenues dans mes écrits y découvrirait selon toute vraisemblance d’improbables contradictions suivant les périodes. On peut sans doute y trouver une certaine cohérence ; je ne sais pas ; mais je suis certain qu’ils expriment de curieuses antithèses. Il y a un an ou deux encore, un concept relativement fixe présidait à tous mes goûts ; aujourd’hui je crains que mon travail futur pâtisse d’un chaos qui, à force de croître, pourrait se solder par une absence de théorie claire. À moins de faire de l’incohérence ma ligne directrice. Mais là encore je demande : « Quelle importance aura mon trouble mental dans un millier d’années ? » […]

Comme toujours,

Donald Wandrei

H.P. Lovecraft, le 7 janvier 1934

Mon cher M. Wandrei,

[…] En ascension rapide vers la sphère cosmique, je suis ravi que ma lettre imprimée sur le néant récurrent ait suscité votre intérêt et je ne suis pas surpris que vous ayez occasionnellement partagé cette approche. Je perçois son influence dans nombre de vos écrits – tout comme vous en trouverez sans nul doute témoignage dans les miens. Cependant la plupart de mes contes sont d’une envergure si fragmentaire, si entravés par des postures créatives (souvent diamétralement contraires à mes opinions intellectuelles), que je n’espère pas les voir former un catalogue très fidèle de ce que je pense vraiment de l’infini et de l’éternité. Le seul reflet littéraire de mon cynisme réside peut-être dans mon refus d’incarner l’idée d’un univers en progression ascendante en imaginant rebondissements et dénouements. Je ne cultive aucune mièvre sympathie pour la dichotomie entre « le bien » et « le mal », et je doute que les forces de l’esprit aient une grande prédilection pour de telles inclinations – je me place, sur ce sujet, à l’exacte antithèse d’Algernon Blackwood, volontiers moralisateur. Selon une approche similaire à la vôtre, mes événements ne se déroulent jamais selon un itinéraire linéaire net. Je conçois l’univers comme un flux cyclique, sans progression fixe dans une quelconque direction ; par voie de conséquence, mes récits doivent être dénués de toute symbolisation d’un mouvement précis vers l’avant — pour ne constituer que de brèves portions du magma de désœuvrement et de futilité que j’envisage autour de moi. L’idée même d’un cosmos guidé par un semblant de sens ou de raison me paraît d’une puérilité inexprimable, parce qu’elle présuppose un commencement et une fin inconcevables, et parce qu’elle n’est pas étayée par la plus infime preuve. Je n’ai pas reçu une éducation philosophique en bonne et due forme, mais je soupçonne très fortement nombre de doctrines purement philosophiques d’outrepasser leurs prérogatives naturelles en lançant de grandes affirmations métaphysiques que la science ne saurait vérifier.

Les idées ont une fâcheuse tendance à s’élaborer dans un sol meuble, sans fondations solides ; ainsi j’ai bien plus de respect pour les théories fermement ancrées d’un observateur assidu et d’un raisonneur rigoureux comme Haeckel, que pour les envolées désinvoltes de mystiques et d’idéalistes qui appuient leurs opinions sur les émotions humaines, instables et criblées d’illusions. Presque toujours, la doctrine de l’idéaliste se rend fautive par l’inclusion essentielle d’une hypothèse purement gratuite – c’est notamment le cas de la vogue évolutionniste (qui feint d’ignorer le caractère morcelé de notre petit bout d’espace), de l’existence de vertus abstraites comme le « bien », la « justice », etc. ou de la prévalence accordée à l’intuition sur la raison. Ce ne sont pour moi que fariboles ; elles dérivent à l’évidence des erreurs de perspective auxquelles s’expose une race qui se confronte à l’inconnu à mesure qu’il accroît, laborieusement, son pitoyable ballot de connaissances. Ces croyances sont des conséquences si naturelles de l’expérience terrestre humaine que nous pourrions presque les déduire de raisonnements biologiques et anthropologiques, quand bien même aucune trace n’en aurait subsisté. À la lumière de cette classification évidente parmi les inexorables illusions corollaires d’une pensée primitive, continuer à leur accorder une signification autre que purement traditionnelle ou décorative me semble d’une puérilité pénible. En réalité, je doute de presque tout ce qui ne peut être méticuleusement vérifié.

Je pense que nous n’en saurons jamais très long sur le véritable cosmos et je ne pense pas qu’il soit bon pour nous d’en savoir beaucoup. C’est pourquoi un cosmos fantastique issu de l’imagination me paraît signifiant tout autant qu’un autre. Deviner ce que sont vraiment l’infini et l’éternité confine à l’impossible depuis notre infime fragment. Il y a là matière à conjecturer – rien de plus – que le motif, la pulsation et la régularité jouent un rôle dans l’architecture universelle, puisque nous les voyons se répéter sans défaillance apparente dans tous les types d’organisation quantitative que nous sommes en capacité d’observer (systèmes proton électron, systèmes solaires, systèmes galactiques, etc.) mais même cela n’est que pure théorie, puisqu’aucune preuve de quelque ordre que ce soit ne nous permet d’extrapoler que les lois de cette région de l’espace s’appliquent à tout ou partie du reste de l’univers. Le principe de la vie semble être une forme d’énergie aussi définie que la chaleur ou la lumière, de sorte que même si nous ne la constatons que sur notre planète, nous sommes en droit de supposer qu’elle existe ailleurs, dans des conditions globalement similaires. Cependant cela ne s’applique qu’au genre d’espace que nous connaissons. Il est possible que d’autres lieux s’articulent selon d’autres types d’organisations – tout aussi complexes, voire davantage – qui diffèrent diamétralement de tout ce que nous identifierions comme des formes de vie. J’ai souvent souhaité avoir la puissance littéraire nécessaire pour convoquer des visions d’une vaste et lointaine entité nébuleuse, qui transcenderait les champs de la matière et de l’énergie, où l’interaction fertile d’influences inconnues et inconcevables animerait telle une vaste et fabuleuse machine des aires dimensionnelles qui ne sont par des formes, et des noyaux de réarrangement qui ne sont pas des esprits.

Comme vous, j’ai mené une vie d’isolement et je ne considère les êtres humains que comme des accidents de paysagisme ou d’architecture, ou des points de repère dans l’élaboration d’événements intéressants et symétriques. Ils sont indispensables à l’arrière-plan et à la palette, mis à part dans des tableaux des plus cosmiques et ardus, tant il est vrai que la plupart de nos images sont liées d’une manière ou d’une autre à l’humain – à son héritage, à ses attributs, à ses activités, ou à ses indéniables pouvoirs de perception et d’imagination. Ainsi mon mépris pour notre espèce est-il tempéré par la reconnaissance absolue de son importance esthétique, et par la ferme conviction que le flux continu de son histoire passée est tout ce qu’a pu créer pour nous notre esprit, sous sa forme présente. Seule notre hérédité organique a pu modeler nos réactions à l’univers qui nous entoure, si bien que tout ce que nous ressentons comme valeur, norme, fait, beauté ou source d’intérêt résulte de notre appartenance, non seulement à l’ordre des primates, au genre mammifère et à l’espèce humaine, mais aussi à notre race particulière, notre culture, notre nationalité et notre environnement social et familial. Le monde de chaque homme est un monde différent et les événements qui s’y déroulent ne sont porteurs d’intérêt, de plaisir et de sens qu’en corrélation avec l’histoire individuelle, familiale, sociale, nationale, culturelle et raciale de cet homme. La liberté n’existe pas. Dès l’instant où nous nous défaisons des relations et des allégeances que nous percevons comme des entraves, nous perdons tous les contrastes et les repères qui confèrent plaisir et sens à chacun de nos actes. En conséquence nous pataugeons mollement dans un vide où l’intérêt, la satisfaction, la détermination ou la simple intelligibilité ne peuvent exister. C’est ainsi que tout en identifiant le plaisir comme seule finalité logique de la vie, je maintiens avec un conservatisme extrême que l’homme ne peut éprouver un plaisir réel (c’est à dire ressenti de façon durable par un être intelligent, sensible et cultivé) qu’en se conformant à l’héritage traditionnel du groupe particulier auquel il appartient. La sécession détruit tout sens — du moins cette disposition émotionnelle que nous appelons sens ; elle génère un conflit, une apathie et un chaos où la grise inanité et le regret stérile engloutissent les récompenses escomptées de l’indépendance et de l’individualisme. L’épicurien rationnel préservera toujours une relation symétrique avec la trame dont il est issu — non pas, bien sûr, en confinant sa pensée, son imagination et son expression au tout venant, mais en faisant de sensibles concessions aux émotions et aux impressions d’enfance dont il a hérité, afin de protéger la cohésion de sa vie et de corroborer ses aventures cérébrales avec le stimulus et la force motrice de tout ce que la nature et l’expérience ont entassé dans son cerveau et ses cellules. En pratique, je pense que les aventures de l’intellect et de l’imagination constituent le plus sûr moyen de parvenir à cet effet de libération. Les émotions fondamentales doivent demeurer proches du foyer, ou du moins leur sens premier doit-il dériver de souvenirs anciens et éprouvés. Quant à nos actions concrètes et à notre conduite, elles auront une valeur artistique d’autant plus satisfaisante qu’elles suivront aussi scrupuleusement que possible les idéaux héréditaires de notre groupe particulier. […]

Bien à vous,

H.P. Lovecraft

Source : Letters with Donald and Howard Wandrei and to Emil Petaja, Hippocampus Press, 2019

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