[…] L’apparition d’un homme de génie est toujours un véritable miracle ; seulement ce miracle vient d’ordinaire si bien à temps que nous le considérons comme un fait naturel. Pour expliquer son apparition, certains philosophes nous disent que l’homme de génie arrive infailliblement lorsque les circonstances l’exigent ; en d’autres termes, qu’il arrive parce qu’il était attendu. Vraiment ! Eh ! mais alors, s’il en était ainsi, la succession des hommes de génie devrait être plus régulière que celle des lamas du Thibet ; l’homme de génie devrait arriver toujours, perpétuellement, car il n’y a pas une minute de la durée qui ne réclame sa présence. L’homme de génie vient pour réformer, prêcher, instruire, corriger, consoler l’humanité, lorsque les circonstances l’exigent, nous dit-on ; mais les circonstances exigent toujours, à toute heure de la durée, que l’humanité soit réformée, prêchée, consolée, etc. Ce qui me frappe au contraire en étudiant l’histoire, c’est la quantité prodigieuse d’époques qui ont eu besoin d’un ou de plusieurs hommes de génie, et qui ne les ont pas trouvés. À mesure qu’on déroule les annales de ces époques, on éprouve comme un sentiment d’attente, et, lorsqu’à la fin on ne voit rien venir, on se sent tout désappointé. […]
L’imagination populaire s’est formé des peintures assez exactes des autres grands types humains, mais on peut dire hardiment que, sans le vouloir et le savoir, elle a calomnié celui de l’homme de génie. Lorsqu’elle fait effort pour se le représenter elle le conçoit comme l’idéal du pédant et le peint à peu près avec les mêmes couleurs enfantines que certain personnage de Goethe employait pour peindre l’industrie. Elle lui pose sur le visage un masque d’une morne gravité, le fait mouvoir avec une raideur inflexible, et lui inflige le supplice d’être plus souvent assis que debout, supplice cruel, s’il faut en croire le poète qui en a fait un des châtiments de son enfer. Séparé des hommes, exclu de la vie et de la nature, l’homme de génie, courbé sur des paperasses et des bouquins, partage dès ce monde le sort maussade dont l’antique Thésée paye ses courses inconstantes et aventureuses pour l’éternité :
Sedet æternumque sedebit Infelix Theseus
Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que l’imagination populaire tient absolument à son maussade idéal et ne veut pas être détrompée. C’est en vain que vous lui présenteriez les images les plus vivantes, celle qu’elle s’est formée lui semble, paraît-il, plus vénérable. Elle est toute déconcertée lorsqu’on lui apprend que ces graves personnages n’étaient pas des automates gourmés, mais des gens de caractère très divers, qui avaient, comme les autres hommes, leurs vivacités, leurs emportements, leurs folies et leurs caprices, qu’ils aimaient à se jouer au soleil et à respirer l’air frais des nuits, qu’un bon mot les faisait rire et qu’une douleur les faisait pleurer. Elle est choquée et presque scandalisée de découvrir que ceux qui lui révèlent les secrets de la nature sont eux-mêmes des enfants de la nature et aiment ses douces libertés. Tomber d’un automate sec et morne à un personnage tout brillant des flammes et des couleurs de la vie, se peut-il une plus grande déception?
Émile Montégut, 1883
Essais sur la littérature anglaise
