Extrait d’une lettre de H. P. Lovecraft à Clark Ashton Smith

20 novembre 1931

[…] J’ose espérer que vous puissiez un de ces jours visiter Newburyport, car son caractère ancien et désolé en font l’une des villes les plus spectralement fascinantes que je connaisse. En fait, Newburyport vient de me fournir le point de départ d’une nouvelle — rien de bien original par rapport à mes thèmes habituels, mais c’est bel et bien né des bouffées d’imagination que peut susciter un tel endroit. Le décor de ma nouvelle ne se nommera pas Newburyport, mais Innsmouth la maudite, ville portuaire sise entre Newburyport & Arkham.

Cela dit, je ne l’écrirai peut-être jamais, car le refus de Putnam m’a incité à faire une pause. Laquelle me permettra de procéder à une évaluation générale et de me demander si ce que j’écris a une valeur autre que superficielle. Lorsque je les soumets à une analyse minutieuse, mes fictions me déplaisent profondément, à l’exception d’une ou deux peut-être, & je suis sur le point de jeter l’éponge, à moins d’être en mesure de mieux faire. Je vais utiliser cette nouvelle idée comme point de départ de ce qui pourrait être désigné sous le nom d’expérience de laboratoire — je la déclinerai sous diverses formes afin de déterminer quelle atmosphère, quel rythme conviennent le mieux à ce thème. Ce que j’écrirai — ou n’écrirai pas — par la suite dépendra dans une certaine mesure du résultat de mon expérience.

Dernière étape en date : j’ai détruit les trois premières versions de ce texte, avant de m’embarquer vers le quatrième jet. Le problème avec ce que j’écris, c’est que ça tombe toujours entre deux chaises : l’infect prototype de la production pour magazine qui se greffe sans que je le veuille dans ma méthode d’écriture de par mon lien avec W. T. [Weird Tales, NdT] & la vraie nouvelle. Mes récits ne sont pas assez mauvais pour relever de la production bas de gamme, mais pas assez bons pour être acceptés et reconnus hors de cette production. Comme Putnam l’a justement noté, ils expliquent trop — ils n’ont pas la subtilité des Incredible Adventures (1914) de Blackwood ou du « White People » (1904 ; titre français « Le Peuple blanc ») de Machen. Quant à choisir la direction que doivent maintenant prendre mes efforts — ce n’est pas bien difficile. Mon dégoût pour la chose — & mon manque d’intelligence instinctive & de souplesse — m’écarte définitivement du champ populaire de la littérature d’action ; et donc, tout ce que je peux faire, maintenant, c’est soit m’efforcer en toute honnêteté d’écrire des nouvelles qui soient vraiment de meilleure qualité — ou bien tout laisser tomber, parce que c’est trop mauvais. Ce qui ne m’empêcherait pas, pourquoi pas, de griffonner de temps à autre un texte dont je saurai très bien qu’il est médiocre, pour le plaisir.

Quant à donner dans le compromis — oui, c’est possible, sûrement, mais pas en ce qui me concerne. La bonne nouvelle d’action ne peut avoir la moindre valeur que lorsque son sujet est tel qu’il exige, de manière naturelle, inhérente, une succession rapide d’événements manifestes & à vrai dire, il faut pour nourrir ces thèmes spontanément et sans fléchir un certain type d’imagination. Ma personnalité est fondamentalement statique, contemplative & objective — quasi-ermite dans ma vie quotidienne, j’aime mieux observer qu’agir. Mon imagination naturelle — & la seule véritable — est celle du témoin passif — je veux dire par là une sorte d’œil flottant, sans corps, qui observe toutes sortes de phénomènes extraordinaires sans en être grandement affecté. Je suis constitutionnellement incapable de trouver le moindre intérêt à de simples mouvements, à de simples événements. Ce qui me passionne, c’est le contexte, ce sont les atmosphères, les apparences & autres éléments intangibles de cette sorte. Ma perspective est trop intrinsèquement cosmique & analytique pour que je puisse saisir l’importance de ce que le monde tridimensionnel considère comme des évolutions dans la disposition relative de grains de poussière aussi infimes que les hommes qui peuplent la planète. Les seuls entités qui méritent à mes yeux de jouer dans mes drames cosmiques sont les forces & lois profondes qui régissent l’univers, & ce qui est susceptible de m’intéresser, n’est que l’illusion réaliste de la tentative de destruction, ou de la suspension, ou de la distorsion de ces forces & lois. Pour moi, l’apogée d’un récit n’est que la description efficace d’une défaite temporaire de l’ordre cosmique. J’utilise comme symbole des marionnettes humaines — sans m’intéresser à elles. C’est la défaite elle-même — & le sentiment de libération qui lui est implicite — qui me procure le frisson & la catharsis de l’effort esthétique.

Ce décor psychologique étant planté, il serait de ma part parfaitement hypocrite, parfaitement artificiel de vouloir écrire des nouvelles d’action. Si je veux continuer d’écrire sincèrement & tout en conservant des visées artistiques, ce doit être presque toujours du point de vue de ces observateurs qui flottent ou planent à travers un champ d’aberration cosmique, très peu affectés hormis sur les plans mentaux & psychologiques. C’est par cette seule voie que je peux m’exprimer naturellement, car c’est la seule chose que j’aie vraiment à dire. C’est le seul type d’image que mon parcours précédent, plutôt isolé et bien peu riche en péripéties, m’aie appris à formuler — ou m’aie poussé à articuler, à coucher sur le papier. […]

H.P. Lovecraft à Clark Ashton Smith, le 20 novembre 1931
Traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel.

Source : Dawnward Spire, Lonely Hill: The Letters of H. P. Lovecraft and Clark Ashton Smith, Hippocampus Press, 2017

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