Extrait d’une lettre de H.P. Lovecraft à Maurice W. Moe

Juin 1930

[…] Plus j’analyse l’avenir de la civilisation occidentale, moins j’ai espoir que survive aucune des conditions et valeurs qui, selon moi, donnent à la vie le peu de zeste et de piquant qu’elle possède. Plus mes rides s’accumulent, plus mes épaules se voûtent, mieux je perçois qu’il est impossible d’altérer l’inexorable enchaînement de circonstances enclenchées par le développement accidentel de la machine. La façon naturelle dont l’homme s’est ajusté à la terre, au paysage, à la conception du temps, de l’espace et des proportions, au groupe social, au combat pour la survie, à ses semblables, à lui-même et à son imaginaire — tout cela sera inévitablement déraciné par les changements qu’induit la machine ; le régime mécanisé détruit les dépendances et les cadres qui nous sont familiers, les équilibres économiques, pour y substituer un nouveau système sans lien avec celui que des conditions séculaires ont cristallisé, entièrement dépendant d’une organisation technologique complexe que l’ennui, la révolte, l’esprit de conquête ou les convulsions naturelles détruiront tôt ou tard.

Entre aujourd’hui et le prochain effondrement spenglerien de la civilisation, nous vivrons une existence de plus en plus grotesque et décevante — une vie dépourvue des points de contact nécessaires avec cet état héréditaire enraciné qui procure toutes les satisfactions émotionnelles qui valent la peine d’être ressenties. Je ne crois plus possible d’éviter cela et je ne pense pas non plus qu’il y ait là matière à gaspiller son souffle ou ses larmes. Ce qui doit advenir advient. De nouvelles sensations viendront remplacer les anciennes ; et même si leur douceur est moins poignante, ceux qui les éprouveront n’auront aucun moyen de comparaison dont déduire leur infériorité. Il y aura une stagnation mortifère, ponctuée de quelques révoltes nerveuses morbides. Soviétisme, capitalisme et fascisme se rencontreront en un curieux paradoxe triangulaire pour résoudre l’énigme d’une culture où la surproduction mécanique constante aura détruit la loi de l’offre et de la demande et rendu la relation que l’individu entretient avec le tissu économique arbitraire, instable et confusément problématique. Un jour ou l’autre, une révolte, aidée par le mécanisme moderne, jettera des volées de sable dans ses engrenages. Le problème sera notamment que dans ce monde où les conditions de vie, les relations à la nature et aux sensations sont fortement artificialisées, les objectifs et les lignes d’action privilégiées seront de plus en plus confus et obscurs. Au bout du compte, la comédie s’achèvera, comme celles qui se jouèrent à Ur et Babylone, Thèbes et Memphis, Tyr et Sidon, Cnossos et Carthage.

Puis adviendra un autre monde simple, avec des mœurs simples, quelques faits avérés et des croyances infantiles. Il y aura des bergers sur les collines, des villes fortifiées au bord des fleuves et des mers. Les hommes vénèreront à nouveau le néant personnifié de l’espace et la fumée du sacrifice s’élèvera. Des armées suivront des prêtres-rois aux longues barbes pour défendre leurs droits primaires et leur dignité supposée. Des bardes chanteront au son d’étranges flûtes, de pipeaux et de timbales, et le graveur dessinera ses rêves au burin dans la dolomite, le chrysobéryl et la calcédoine. Et puis les villes grandiront et les inventions de l’homme proliféreront. L’arc cèdera la place à la bombe et le cheval monté à cru, au chariot sur roues. La fumée s’élèvera de hautes cheminées et la forge du chaudronnier sera remplacée par le coffre de quelque guilde. Les chemins se feront tortueux, le savoir, immense. Et ce qui autrefois avait été appris et oublié sera connu à nouveau. L’acier multipliera les rêves incarnés des hommes et reviendra le temps du bruit et de la laideur. Ce sera à nouveau la vitesse et la confusion, la frivolité et l’aliénation. Et ce qui fut la malédiction du monde que nous connaissons sera la malédiction du monde qui se souviendra à peine du nôtre. Puis reviendront les bergers sur les collines, les villes fortifiées au bord des fleuves et des mers […]

H.P. Lovecraft à Maurice W. Moe, juin 1930
Traduit de l’anglais par Alice Pétillot.

Source : H. P. Lovecraft: Letters to Maurice W. Moe and Others, Hippocampus Press, 2018

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