Extrait d’une lettre de H.P. Lovecraft à Harry O. Fischer, fin février 1937
Traduit de l’anglais par Jean-Alain Moens Puyaubert

[…] Je ne suis pas particulièrement déterminé à vivre pour toujours, même si je n’aimerais pas rencontrer une fin salissante ou désintégrative. Je ne supporte pas bien la douleur & l’évite autant que possible. Cependant, je m’efforce de ne pas crier fort. Dans l’enfance, j’avais peur du noir, que je peuplais de toutes sortes de choses ; mais mon grand-père m’a guéri de cela en me défiant de marcher dans certaines parties obscures de la maison. Après cela, les endroits ténébreux ont exercé une certaine fascination sur moi. Mais c’est dans les rêves que j’ai connu la véritable étreinte d’une peur brutale, hideuse, exaspérante, paralysante.
Mes cauchemars d’enfant étaient des classiques de la terreur, & en eux il n’y a pas d’abîme d’angoissante horreur cosmique que je n’ai pas exploré. Je ne fais plus de tels rêves maintenant —mais leur souvenir ne me quittera jamais. C’est indubitablement d’eux que provient le côté le plus sombre & macabre de mon imagination fictionnelle. À l’âge de 3, 4, 5, 6, 7 et 8 ans, j’ai été entraîné dans des gouffres informes de nuit infinie & d’horreurs tapies dans l’ombre aussi noires & aussi sinistres que n’importe quel des triomphes au « pochoir à éclaboussures» de notre ami Fafhrd [un surnom utilisé par HPL pour Fritz Leiber]. C’est pourquoi j’apprécie tant ces triomphes, j’ai vu ces choses ! Maintes fois je me suis réveillé en des cris de panique, & ai lutté désespérément pour ne pas retomber dans le sommeil & ses horreurs indicibles. À l’âge de six ans, mes rêves devinrent peuplés d’une race de choses ailées, décharnées, sans visage & caoutchouteuses, auxquelles j’avais donné le nom « fait-maison » de maigres bêtes de la nuit. Nuit après nuit, elles apparaissaient exactement sous la même forme — & la terreur qu’elles provoquaient était au-delà de toute description verbale. De longues décennies plus tard, je les ai incarnées dans l’un de mes pseudo-sonnets intitulés Fungi from Yuggoth, que vous avez peut-être lu. Eh bien — après mes 8 ans, toutes ces choses ont commencé à diminuer, peut-être à cause de l’habitude scientifique que j’avais acquise (ou essayais d’acquérir). J’ai cessé de croire à la religion ou à toute autre forme de surnaturel, & cette nouvelle logique a progressivement atteint mon imagination subconsciente. Néanmoins, des cauchemars occasionnels apportaient encore des touches récurrentes de l’ancienne peur — & aussi tard qu’en 1919, j’en ai eu quelques-uns que j’ai pu utiliser dans une fiction sans trop de changement. The Statement of Randolph Carter est la transcription littérale d’un rêve.
Aujourd’hui, dans la feuille jaune & flétrie (j’aurai 47 ans en août), je semble plutôt déserté par l’horreur brutale. Je ne fais des cauchemars que deux ou trois fois par an, & aucun d’entre eux ne s’approche de ceux de ma jeunesse en termes de monstruosité phobique & destructrice de l’âme. Cela fait bien une décennie & plus que je n’ai pas connu la peur sous sa forme la plus stupéfiante & la plus hideuse. Et pourtant, si forte est l’impression du passé que je ne cesserai jamais d’être fasciné par la peur en tant que sujet de traitement esthétique. Avec l’élément de mystère & d’altérité cosmiques, elle m’intéressera toujours plus que tout autre chose. Il est, d’une certaine manière, amusant que l’un de mes principaux centres d’intérêt soit une émotion dont je n’ai jamais connu les poignants extrêmes dans ma vie éveillée ! […]
Source : H. P. Lovecraft: Letters to C. L. Moore and Others, Hippocampus Press, 2017
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