[…] J’aurais vraiment préféré lire plutôt qu’écrire des choses, & je n’écrirais pas du tout si je pouvais trouver exactement ce que je veux —écrit par quelqu’un d’autre. Mes exigences environnementales sont plutôt différentes des vôtres — bien que, telles qu’elles sont, elles soient très contraignantes. Ce que je dois absolument avoir – & c’est à peu près la seule chose vraiment essentielle pour moi – est une atmosphère générale exactement semblable à celle de ma jeunesse — les mêmes scènes, le même genre de visages, de voix, de pensées & d’opinions autour de moi — le même type de sons & d’impressions. Je n’ai réalisé ma dépendance à l’égard de ces choses qu’après avoir essayé de vivre à New York, mais j’ai très vite été amené à voir mon attachement essentiel à celles-ci.

J’ai découvert que l’élément cosmique & cosmopolite en moi est le plus mince des vernis, & que je suis en fait — en ce qui concerne l’ensemble des émotions les plus profondes & ressorts d’action — un Néo-Anglais extrêmement localisé du type le plus prononcé. À New York, mes processus mentaux étaient pratiquement atrophiés faute de contact avec les impressions qui forment leur nourriture exclusive – j’y étais un étranger non assimilé, & l’aurais toujours été. Seul le retour au pays a libéré & ressuscité mes facultés, telles qu’elles sont. Maintenant, toutes ces préoccupations environnementales n’ont rien à voir avec les gens, sauf comme éléments décoratifs vagues & lointains, à classer en fonction de ce que leur habit, leur physionomie & leur voix contribuent à la situation géographique générale. De compagnie intellectuelle je n’en ai pas vraiment besoin – sauf en ce qui concerne la correspondance, car mon idéal est d’être un spectateur absolument passif & non participant au spectacle d’une existence dénuée de sens. 

Lovecraft, 30 Juin 1919 – Jardin de la maison du 30 Orchard Avenue, à Providence.

En fait, l’attitude mentale de Providence me serait probablement d’une hostilité incontestable si j’essayais de m’y mêler, mais je n’ai jamais essayé jusqu’à présent. Je ne me soucie simplement pas de voir ni de parler à quelqu’un sauf à ma famille. Les membres de ma famille ne s’intéressent pas à l’étrange, mais ils ne s’opposent pas à ce que je m’y intéresse — ce qui fournit une atmosphère d’harmonie amicale même s’ils ne sont pas susceptibles de partager mes délires concernant Algernon Blackwood ou Arthur Machen. Et bien sûr, il y a beaucoup d’autres sujets, antiques & autres, dont nous pouvons discuter avec une parfaite satisfaction. Ainsi je ne ressens vraiment aucun besoin de contacts extérieurs — les livres les donnent — & je juge mon environnement par son effet pictural de masse. Je suis né & j’ai grandi en un certain type de vieille ville, avec certains types d’anciens clochers & portails autour de moi, certains types de visages & de voix traversant la scène, un certain type de maison dans un certain type de  quartier calme me contenant, certains articles de mobilier, de peinture, de statuaire, & de bric-à-brac dans les pièces à travers lesquelles je marchais, certains livres sur les étagères, & certaines attitudes sociales, morales & politiques de la Nouvelle-Angleterre sages & conservatrices qui flottent dans la conversation environnante. Ces choses, je trouve, sont tout ce qui m’exprime la réalité dans la vie. Dès que je suis séparé d’eux, tout devient faux & bidimensionnel — vagues fragments d’un rêve dans lequel je n’ai aucune raison d’être. Il se peut que le milieu étranger soit intrinsèquement plus riche en valeur esthétique & intellectuelle, mais cela ne signifie rien pour moi.

Lovecraft, le 4 juillet 1920

Ma vie esthétique & intellectuelle est de toute façon vécue dans les livres, excluant tous les gens & l’environnement matériel, & ne doit rien à la compagnie. Ce dont j’ai besoin, c’est simplement de ma propre structure comme une question de symétrie cosmique — qu’elle soit pire ou meilleure que la structure de quelqu’un d’autre. Ce sens éthéré de l’identité avec mon propre sol & institutions natives & héréditaires est la seule condition essentielle de vie intellectuelle — & même d’un sentiment de complète existence & de réalité éveillée — dont je ne peux me passer. Comme Antée jadis, ma force dépend de mes contacts répétés avec le sol de la Terre-Mère qui m’a porté. […]

Avec tous mes vœux, et vous remerciant prodigieusement pour cette tête sans nom venue de la planète noire, Yadoth, je demeure

Votre très humble

HPL

H.P. Lovecraft à Clark Ashton Smith, le 15 octobre 1927
Traduit de l’anglais par Jean-alain Moens Puyaubert.

Source : Dawnward Spire, Lonely Hill: The Letters of H. P. Lovecraft and Clark Ashton Smith, Hippocampus Press, 2020

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