« Le nœud de l’affaire, c’est mon manque d’intérêt pour la vie ordinaire. Personne jusqu’ici n’a écrit d’histoire sans être mu par une émotion réelle — et je ne ressens cette pulsion que s’il est question d’infractions à l’ordre naturel….de braver ou d’esquiver le temps, l’espace, la loi cosmique. Pourquoi il en est ainsi, je n’en ai pas la moindre idée – c’est ainsi, simplement.
Je ne m’intéresse qu’aux spectacles grandioses, aux torrents venus de loin, à l’ordonnancement biologique, chimique, physique et astronomique – et le seul conflit qui trouve un écho émotionnel profond en moi est celui qui oppose le principe de liberté, l’anomalie ou l’opportunité d’aventure au carcan éternel et exaspérant de la loi cosmique….et en particulier du temps. Les individus et les aléas que la loi naturelle leur impose m’émeuvent très peu. Les individus ne sont que des vétilles éphémères, en transit d’un vide commun à un autre. Seul le système cosmique lui-même — ou les individus qui en symbolisent les principes (ou la lutte contre ces principes) — sait accrocher mon imagination dans ses tréfonds et la propulser dans le travail créatif. En d’autres termes, les seuls « héros » sur lesquels je puisse écrire sont des phénomènes. Le cosmos est une boucle de fatalité si verrouillée, tout étant écrit d’avance, que rien ne me fait l’impression d’être réellement spectaculaire sinon la violation soudaine et anormale de cette implacable inéluctabilité….ce qui ne peut exister, mais dont l’existence peut être imaginée.
Voilà pourquoi j’essaie d’écrire ce genre de choses. J’ai naturellement conscience qu’il s’agit là d’un champ d’investigation très limité, au regard de la masse humaine. Je crois cependant (comme il est souligné dans l’article de Recluse) que c’est un champ authentique, en dépit de sa nature subordonnée. Cette contestation de la loi naturelle, cette tendance à tisser des visions qui échappent à la nature trop ordonnée, sont des traits éternels et caractéristiques de la psychologie humaine, même s’ils sont ténus. Ils existent comme une réalité permanente et se sont toujours exprimés par une forme d’art particulière, des contes et ballades populaires primitives entonnés au coin du feu aux dernières prouesses de Blackwood, Machen, De la Mare ou Dunsany. Cet art existe — que cela plaise ou non à la majorité. Bien que petite, cette niche est réelle, et aucun des artistes qui s’y consacrent ne devrait en avoir honte. Il semble bien sûr préférable d’être un artiste polyvalent, capable d’évoquer la beauté de l’expérience sous toutes ses facettes, mais lorsqu’on ne fait indubitablement pas partie de ceux-là, bluffer, simuler et contrefaire n’a aucun sens. Le fait étant posé que je suis un petit homme et non un grand, je préfère, et de loin, m’en contenter de bon cœur et tenter d’être un bon petit homme, à ma manière restreinte, étroite et minime, plutôt que de dissimuler et de prétendre être plus grand que je ne suis. De tels faux-semblants ne génèrent qu’ambitions vaines et vacuité pompeuse, et provoqueraient la perte du peu de bien que j’aurais accompli si je m’étais cantonné à la petite province qui était réellement mienne.
Je suis, par nature, un spécialiste étriqué dont la vision et le pouvoir sont très limités, et le seul moyen pour moi de créer quoi que ce soit d’un tant soit peu bon est de m’en tenir à ce territoire qui éveille en moi une motivation véritable – le domaine du cosmique et de l’étrange.»
H.P. Lovecraft à E. Hoffmann Price, le 15 août 1934
Traduit de l’anglais par Alice Pétillot.
Source : Letters to E. Hoffmann Price and Richard F. Searight, Hippocampus Press, 2021
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