« J’ai aujourd’hui une vision claire de l’objectif que je poursuis et de la manière dont je m’y prends ; je sais que je suis une personne assez partiale, dont la curiosité n’est attisée que par le passé et l’inconnu ou l’étrange, et dont l’esthétisme est en général plus négatif que positif – une haine de la laideur, plutôt qu’un amour actif de la beauté. Je vois que je suis un être fondamentalement cynique, sceptique et épicurien – un conservateur et un quiétiste aux goûts étroits et aux capacités superficielles, dont l’ambition littéraire se borne à rendre compte de certaines images liées à la bizarrerie et à la passion de l’antique. L’atmosphère générale dans laquelle baignent les livres et la littérature m’ennuie à mourir. Je préfère visiter un beau bourg ancien ou admirer un paysage merveilleux qu’assister à quelque conférence ou débat littéraire que ce soit. La gloire et la reconnaissance ne m’inspirent pas la moindre envie ou attente, puisqu’à mes yeux de cynique le monde est une affaire absolument négligeable et sans objet. Tout ce qui relève de l’intensité et du sérieux a tendance à m’amuser ; je considère l’art non comme un fétiche ou un devoir, mais comme une des nombreuses diversions élégantes et plaisantes qui s’offrent au gentleman. 

Je ne suis pas satisfait de mes écrits, mais ils perdraient l’attrait que je leur trouve si je les prenais suffisamment au sérieux pour tenter de les améliorer. D’après moi, mieux vaut prendre mon style en prose tel qu’il est – honorablement correct, pour le moins, grâce à une formation rhétorique précoce — et le laisser raconter ce que j’ai à dire selon mes propres termes. J’écris lentement, j’effectue des corrections si considérables que mes brouillons ne sont lisibles que par moi seul (et parfois pas même par moi !) et je n’hésite jamais à modifier la première partie d’un travail quand des développements ultérieurs appellent des antécédents différents. Le plus souvent, cependant, je sais où va le récit, puisque c’est la raison pour laquelle je l’écris. Je n’écris jamais quand je ne suis pas de l’humeur idoine, parce que je n’éprouve pas le désir intrinsèque de produire une matière écrite. La qualité d’auteur n’est pas pour moi une fin en soi, car je respecte le gentleman dilettante et le profane intelligent en quête de plaisir rationnel bien plus que n’importe quel écrivaillon de Grub Street. 

Pour moi, la paternité littéraire n’est qu’un moyen mécanique de formuler et de sauvegarder certaines images furtives que je souhaite formuler et préserver. Si quelqu’un d’autre a présenté une idée exactement comme je la ressens, je laisse son travail servir mon propos. De fait, si je trouvais des contes, livres ou poèmes qui expriment tout ce que je désire dire, je n’écrirais pas du tout ; et je serais éminemment reconnaissant d’être soulagé d’un labeur que mon âme cynique ne juge emprunt ni de charme ni de mérite. Aujourd’hui, mon plus grand souhait est de saisir la beauté et le mystère de la vieille Providence plus pleinement que je ne suis parvenu à le faire jusqu’à présent. J’ai tenté d’y parvenir dans le petit roman de 147 pages que j’ai terminé mardi matin, mais j’ai le sentiment d’avoir échoué. Espérons que quelqu’un d’autre s’en charge bientôt et m’épargne cette peine ! »

H.P. Lovecraft à Bernard Austin Dwyer, 3 mars 1927

Traduit de l’anglais par Alice Pétillot.

Source : Letters to Maurice W. Moe and Others, Hippocampus Press, 2018

Les traductions, extraits de lettres ou d’essais, sont uniquement destinées à ce site internet. Merci de me contacter pour toutes autres utilisations.

H.P. Lovecraft à Brooklyn, 1922

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s