« Quant au Vieux Marin de Coleridge — Grand Dieu ! Ne voyez-vous pas, ne ressentez-vous pas l’étrangeté impalpable et poignante, l’hideuse fatalité de ces strophes ? Bon sang ! »
H.P. Lovecraft, le 25 septembre 1933
Pour Lovecraft, alors âgé de six ans, la découverte d’un ouvrage aussi imposant (48 cm de hauteur!) fut inévitablement un événement majeur pour son imaginaire. Les illustrations de Gustave Doré sont fantastiques et d’une profondeur phénoménale. Chaque page est une magistrale plongée dans les ténèbres d’un monde à la lisière de la réalité. Doré était un génie!
« Quant au Vieux Marin — comme la nature des présentations change les choses ! Vous l’associez aux devoirs d’école, alors que pour moi… Imaginez une haute et majestueuse bibliothèque victorienne, dans une maison où ma mère et mes tantes se rendaient parfois. Une cheminée en marbre, un lourd tapis en peau d’ours, des étagères chargées de livres à n’en plus finir… Une maison d’adultes, où la curiosité d’un visiteur de 6 ans divague tout naturellement vers les étagères, la grande table au centre de la pièce et la cheminée.
Figurez-vous ensuite la découverte d’un livre à offrir, de la taille d’un atlas, posé contre le marbre, et sur sa couverture, en lettres d’or, l’inscription “Illustrations de Gustave Doré”. Peu importait le titre, car je connaissais la magie sombre et surnaturelle des images de Doré par les éditions de Dante et Milton que nous avions à la maison. J’ouvre alors ce grand livre et voilà que s’offre à ma contemplation la vision infernale d’un navire exsangue aux voiles en lambeaux sous une lune déclinante !
Je tourne une page… Dieu ! Un bateau spectral, presque transparent, sur le pont duquel un cadavre et un squelette jouent aux dés ! Je suis alors à plat ventre sur la peau d’ours, prêt à feuilleter en entier ce livre….dont je n’avais jamais entendu parler….Une mer emplie de serpents en putréfaction, des feux sépulcraux dansant dans l’air noir….des troupes d’anges et de démons….des formes démentes, distordues par l’agonie….des hommes défunts qui se dressent dans leur gloire putrescente pour manœuvrer le gréement froid et humide d’une embarcation condamnée…»
H.P. Lovecraft à J. Vernon Shea, le 9 novembre 1933
Traduit de l’anglais par Alice Pétillot.















